Tribune

Lee Konitz, le styliste

Petite approche du style de Lee Konitz


La discographie de Lee Konitz est prodigue en disques de qualité. Du solo au grand ensemble, il a joué dans toutes les configurations dans lesquelles il a, chaque fois, mis ses talents d’instrumentiste au service de la musique qu’il servait. Le retour sur un disque du milieu des années 90 est l’occasion d’approfondir les spécificités d’un style original.

Signé sur le label Hat Hut, Thingin est la captation d’un concert enregistré en Suisse en 1995 et qui réunit, au côté du saxophoniste, le pianiste américain Don Friedman et le guitariste hongrois Attila Zoller. Constitué de deux compositions de Zoller, trois de Friedman et une de Lee Konitz, le répertoire est complété du standard “Alone Together” et permet d’entendre trois orfèvres du son parfaitement en adéquation dans la manière de faire vivre un morceau.

Pratiquant un swing constant, explicite ou plus effacé, les trois musiciens structurent leurs échanges de manière plutôt traditionnelle en se donnant la parole à tour de rôle. Pourtant, les passages de témoin trouvent une grande fluidité dans un usage des combinaisons d’instrumentistes qui permettent de ne jamais verser dans le systématique. Saxophone / guitare, guitare / piano ou encore piano /saxophone, au gré des pistes, les possibilités sont nombreuses et transforment le trio en autant de duos. Elles sont également le moyen d’éviter la redite et de renouveler l’art délicat de l’accompagnement qui, à son tour, stimulera l’inventivité du soliste. Subtil et discret pour le guitariste, plus lyrique quoique sans emphase pour le pianiste.

Les interventions de Lee Konitz sont, comme toujours, judicieuses. Le son pur et droit qui sort du saxophone alto est certainement le premier élément de cette ligne claire qui le caractérise. Peu d’effets périphériques (pas de growl, pas de claquements de langue, jamais de cris) mais une infinité de nuances dans l’intensité de production de la note. Savamment utilisées, notamment dans les attaques, ces nuances, passant du silence au son entier, permettent à la phrase de s’élever avec retenue, comme née de l’harmonie générale.

Une fois placée en tête du discours, la phrase s’impose avec beaucoup de précision et de légèreté sans se figer cependant dans un sens monolithique. Tout n’est pas, en effet, sur le même plan. Certaines articulations semblent effacées, comme placées en dessous, et mettent ainsi l’accent sur d’autres parties saillantes et éclatantes du phrasé. Ce jeu sur le plein et le délié, sur l’ombre et la lumière, sur les appuis et les relâchés confèrent une souplesse tonique aux mélismes décontractés dont Konitz est passé maître.

Son choix, dans le même temps, de toujours rester au plus près de la mélodie de départ contribue à la lisibilité de son écriture musicale. Entier dans le chant et le plaisir de le donner à entendre, il n’use jamais d’ironie ou de paraphrases et ses improvisations ne sont pas des digressions autour d’un matériau premier envisagé comme prétexte. Elles semblent plutôt la continuité compositionnelle du thème de départ, comme un développement infini qui ne peut que fasciner. Lee Konitz est pareil à un commentateur qui glose sur un texte pour en éclaircir le sens premier.

Car il semble n’exister aucun dispositif stéréotypé chez lui : il invente toujours. Quel que soit le tempo, il ne se laisse jamais aller à des formules aux effets assurés et transposables partout. Tout est neuf en permanence puisque seul le chant intérieur est privilégié. Élégant sans jamais verser dans le maniérisme ou l’abstraction. Cool, oui - puisqu’il est d’usage de dire qu’il vient de là - mais sans nonchalance et même avec droiture dans son attention à l’autre. Aussi bien ses partenaires que ses auditeurs.

Propice à la rêverie, ce chant intérieur, sensuel et d’une grande douceur, est une invitation au voyage et à la divagation pour celui qui écoute. Avec une malicieuse contradiction toutefois. Difficile, en effet, avec une musique qui flatte l’âme comme elle le fait et l’engage à s’évader, de rester attentif au vocabulaire et à la syntaxe d’un propos qui mérite pourtant une attention entière. Les moyens d’une envolée sensible nous condamnent à ne pas jouir pleinement des raisons musicales ayant permis cette envolée. La science de Lee Konitz est là tout entière. S’effacer derrière sa poésie, effacer même cette poésie pour offrir un véritable territoire à l’imaginaire de l’auditeur.