Entretien

Pierrick Pédron et le chant de Lee Konitz

Le saxophoniste revient en quelques mots sur la légende du jazz que fut et restera Lee Konitz.

Pierrick Pédron © Jacky Joannès

D’un saxophone alto à l’autre… Il semblait difficile de ne pas demander son point de vue à Pierrick Pédron au sujet de l’un de ses maîtres qui vient de nous quitter à 92 ans.

J’ai eu la chance de voir Lee Konitz sur scène plusieurs fois. L’avantage du jazz, c’est qu’on peut être très proche des musiciens, y compris de ceux qui sont très connus, ce qui n’est pas possible dans d’autres contextes, pop par exemple, où les musiciens sont de véritables stars. Je l’ai croisé lors de festivals où je me produisais moi-même ou dans des clubs, comme le Sunset il n’y a pas très très longtemps. Je suis très heureux d’avoir eu l’occasion de le côtoyer et pourtant, nous ne nous connaissions pas, je n’ai jamais eu l’occasion de faire une jam session avec lui ou quoi que ce soit d’autre, même si j’ai pu discuter un peu avec lui. Mais j’étais très impressionné car il était une légende.

Et justement, à propos de légende, je voudrais évoquer ici une interview de Charlie Parker par Paul Desmond. Je la connais par un disque, que je possède et qui fait partie d’une collection dont le titre est Bird’s Eyes, sur un label italien, Philology, qui était celui de Phil Woods. Dans l’un des disques de cette collection, il y a une interview de Paul Desmond à la radio, qui joue le rôle de l’animateur. Devant lui qui est lui-même fan, il y a Charlie Parker et il souhaite connaître son opinion sur les jeunes musiciens qui s’inspirent de lui et qui tous veulent jouer comme lui, maître du saxophone alto, ayant inventé un style, un son. Charlie Parker lui répond : « Non, pas tous, j’en connais un qui a vraiment un discours différent du mien et je crois qu’il deviendra un grand saxophoniste ». Il évoque alors le nom de Lee Konitz et c’est là que, selon moi, cela devient intéressant car nous sommes à la charnière entre d’un côté le bebop, le son Bird, le côté warrior, la technique, la virtuosité, le son, la puissance et de l’autre quelqu’un dont les idées vont transformer le sens de la musique et du jazz à ce moment-là. Même si évidemment, Konitz s’est inspiré de ses pairs, même s’il est imprégné par la tradition – Lee était fan de Lester Young, et de Parker bien sûr.

Son son, son placement rythmique, ses idées sont différents, ce qui tient aussi aux associations avec les musiciens aux côtés desquels il jouait lui-même. Il a fait partie du mouvement cool dès la fin des années 40, c’est quelqu’un qui avait 20 ans durant cette période, c’étaient ses débuts avec Miles. Il y a aussi ses associations avec Lennie Tristano ou Warne Marsh qui l’ont fait évoluer vers un style complètement personnel. Au point que même maintenant, en 2020, il fait partie des saxophonistes les plus contemporains, il est unique.

Pierrick Pédron © Christophe Charpenel

Autant dire qu’à l’époque, les médias parlaient de lui en disant que c’était très cérébral, parce que cela fait toujours un drôle d’effet d’entendre un musicien qui ne joue pas comme les autres. Quand quelqu’un pousse très loin le bouchon des autres, on est admiratif, mais on est habitué, on connaît les phrases parce qu’on les a entendues par les anciens. Mais quand un type propose des phrases différentes, ce n’est plus la même chose, on n’a plus de stabilité, on ne reconnaît plus ! C’est un peu l’exemple de Coltrane qui se fait siffler à l’Olympia en mars 1960 avec Miles…

Quand j’ai appris sa mort, j’ai eu tout de suite envie de prendre mon saxophone et de retravailler « All The Things You Are » toute la journée !

Lee Konitz a toujours cultivé cet art de faire sur le saxophone des choses sans se répéter, avec lui il n’y a pas de clichés ni de virtuosité. On ne se dit jamais en l’écoutant : « Oh, quelle maîtrise du saxophone ! » C’est une autre culture, toutes sont indispensables à l’évolution du jazz bien sûr, mais d’une certaine façon, il était un peu l’anti parkerien, même si Bird était l’un de ses maîtres. Il avait très vite compris que cela ne servait pas à grand-chose d’imiter le maître. Il lui fallait vraiment passer par autre chose. Il y a chez lui, je ne sais pas si on peut appeler ça une prise de risque, mais du moins quelque chose d’inhabituel, c’est vraiment un discours à part entière. Et ce qui est incroyable, ce sont ses démarcations sur les thèmes…

Pour vous donner un exemple : quand j’ai appris sa mort, j’ai eu tout de suite envie de prendre mon saxophone et de retravailler « All The Things You Are » toute la journée ! De mon point de vue, si on doit associer Lee Konitz avec un morceau, c’est bien celui-là parce que, même si c’est au départ une chanson simple du point de vue harmonique, il la jouait souvent sur scène et là, comment dire ? L’ouverture du thème, cette manière d’avoir cette liberté qui est en même temps bien structurée, cette façon de ciseler le son, le tempo toujours à fleur de peau, très extensible entre les notes. Il n’y a pas de rigueur métronomique mais au contraire une élasticité dans son jeu entre les phrases, il y a une émotion entre chaque note.

Si je devais définir Lee Konitz, ce serait de cette manière-là : j’évoquerais un son particulier et un chant, jamais dans le cliché quoi qu’il arrive, c’est le principe de la tension et de la détente aussi, d’une étonnante efficacité créative.

par Denis Desassis // Publié le 19 avril 2020
P.-S. :

Propos recueillis par téléphone le 18 avril 2020.