Chronique

Lemaire / Arques

De l’eau la nuit

Gabriel Lemaire (saxes, cl), Yves Arques (p)

Label / Distribution : Tricollection

On sait ce qu’est un Nocturne en musique ; les Romantiques en ont usé souvent, et on en retrouve ici de microscopiques empreintes. Mais qu’en est-il plus spécifiquement des sonorités de la nuit ? C’est cette question qui intéresse ce duo issu du Tricollectif, composé du saxophoniste Gabriel Lemaire et du pianiste Yves Arques. De l’eau la nuit est un premier album étrange et plein de poésie dans lequel il faut s’immerger pleinement. Plonger dans les eaux sombres et dormantes où les deux jeunes musiciens folâtrent. Ce n’est pas la première fois qu’un duo du collectif orléanais choisit la zone humide : on se souvient de Poisson frais, pour lequel Durio Zibethinus (Quentin Biardeau et Valentin Ceccaldi) se laissait pousser la nageoire. Lemaire, par ailleurs membre de Walabix, et Arques ont fait de l’improvisation la surface sensible qui révèle chaque mouvement, chaque craquèlement, chaque lueur. Il y a une parenté entre cette musique qui sonde l’outrenoir et le récent hommage d’Henri Roger à Soulages dans Parce que !

« Nocturne » expose ainsi des chapelets d’accords esseulés qui troublent à peine le souffle languide du saxophone. Il règne dans ce vent chaleureux qui lutine les hautes herbes une espèce de bonheur tourmenté. Une liberté sans cesse sur le qui-vive, changeante, voire parfois inquiétante, comme sur « Clous et roseaux » quand la clarinette de Lemaire semble s’engouffrer dans les tréfonds d’un piano aux cordes étouffées ou frottées qui s’épaissit à mesure que la berge s’éloigne. La nuit du duo se teinte parfois de rêverie. À l’instar de la chambre de Max dans la célèbre histoire de Maurice Sendak [1], le décor évolue à mesure que le temps s’écoule. C’est un arbre, puis deux, quelques miniatures… Et soudain c’est un océan qui gronde. Lemaire et Arques y font voile pour mieux foncer vers les turpitudes d’« Eau obscure », le plus long morceau de l’album, où les remous chahutent sans jamais menacer l’équilibre général.

Le piano se transforme en clochettes poussée par le vent. Le bois craque avant la bourrasque. Soudain le saxophone enfle, va chercher dans la stridence des sifflements d’anche à échapper aux abysses qui le happent. Lemaire est un noyé qui se débat à la recherche de son souffle. Puis tout redevient paisible, comme après le sommeil paradoxal, jusqu’à la « Berceuse » finale où la douceur cajole le silence. On savait l’univers de Gabriel Lemaire particulièrement onirique dans Marcel et Solange dont il est un des piliers. L’atmosphère brumeuse qui s’échappait du trio gagne le climat d’un morceau comme « Clartés » ; ici, la lumière diffuse qui nimbe le duo ne permet plus de distinguer le frottement des cordes du piano du cliquetis des clés. La rencontre avec Yves Arques est de celles qui comptent ; elle peut s’envisager au long cours.

De l’eau la nuit est aussi un très bel objet qui se présente comme un pliage colorié de noir fermé par un arceau de carton, comme ces vieux portefeuilles où l’on rangeait les photos de famille. Ravissante boîte à secrets.

par Franpi Barriaux // Publié le 13 avril 2015

[1Max et les Maximontres, Maurice Sendak, Ecole des Loisirs.