
Les concerts réconfortants d’Akira Sakata
Le free jazz du Japon s’invite en Autriche.
Akira Sakata © Laurent Orseau
Il y a dix ans, bondissait sur nos platines l’alliance entre le jeune pianiste italien Giovanni di Domenico et un multianchiste nippon à la personnalité pleine de charisme. Animateur du free jazz au pays du soleil levant depuis le milieu des années 1970, Akira Sakata n’est pas de ces musiciens qui font des concessions. Ce n’est pas une posture, c’est une direction. Avec une discographie remarquable et une sonorité proche d’un Peter Brötzmann (ils se croiseront en 1986 avec Last Exit lors d’un concert à Tokyo), Sakata est devenu au fil du temps un musicien incontournable en Europe. Le label autrichien Trost, toujours à l’affût de l’avant-garde, a pris la bonne habitude de nous proposer nombre de ses concerts.
C’est presque un écrin naturel que ce Live at Superdeluxe pour Akira Sakata. Dans son nécessaire rapport de forces pour faire progresser sa musique, pour l’envoyer à ce point d’équilibre et de rupture qui aura empli la vie - et la mort - d’un de ses maîtres, Albert Ayler, le saxophoniste a besoin de répondant en face de lui ; avec Chris Corsano à la batterie et Jim O’Rourke à la guitare, Sakata a trouvé mieux que des partenaires : une famille. Ajoutez à cela la puissance de Mette Rasmussen, agent provocateur en chef dans le chaos ambiant, et vous voici avec la formule parfaite. À ce titre, la première partie du concert, sur sa première face : son habitat naturel est un formidable écosystème, fait de longues montées paroxystiques où Sakata crie en premier plan et de temps plus ataraxiques, où la guitare d’O’Rourke prépare à la montée future.
Ce qui est fascinant dans le jeu de Sakata, c’est qu’il semble inamovible. Si l’émotion sourd de son jeu, s’il entraîne avec lui la rage brûlante de Rasmussen et le jeu explosif d’O’Rourke, il semble ne jamais perdre le contrôle. C’est un pilote de navette dans une mer démontée, il sait qu’il doit affronter la vague de face pour ne pas chavirer, laissant à la guitare le luxe de surfer sur la crête, avec une énergie que le punk rock aurait du mal à absorber. L’important pour Sakata, c’est de disposer du moteur puissant d’un batteur. Quoi de mieux, alors, que Corsano ? Le batteur relance, submerge, bouscule, et laisse place au silence dans la seconde partie pour que le musicien nippon aille chercher au fond de sa voix des réminiscences de théâtre Nô. Le volume 2 est attendu avec impatience.
La relation de Sakata avec son batteur est primordiale, et c’est un autre live qui nous le démontre, où il est rejoint par l’immense Takeo Moriyama. Encore paru chez Trost, Mitochondria est la réunion de deux vétérans de la scène nipponne, puisque leur première collaboration remonte à près de 50 ans, un Distant Thunder enregistré pour Enja Records. Tiré d’un live de 1986 dans la Préfecture de Chiba, Mitochondria est une explosion débordante entre deux artistes très proches. On goûte avec plaisir cette ode au free jazz le plus radical sous des airs tout d’abord débonnaires dans le « Archezoa » originel, où Sakata commence d’ailleurs en soliste contemplatif. La frappe de Moriyama est un accélérateur sans limite. À peine la batterie entre-t-elle en jeu que tout devient urgent et sur sur le fil. Le jeu tonique de Sakata n’est en rien musculeux. L’étreinte du duo n’est pas une lutte sans merci mais une répartition des forces très égalitaires. « Satsuki » incarne cette sagesse, car même si la batterie ne semble pas avoir de limite, il s’agit davantage d’un métal porté patiemment à incandescence… Jusqu’au « Ghosts » cathartique, véritable point névralgique de l’album.
L’hommage à Albert Ayler n’a rien de superfétatoire ou de surjoué, c’est une libération. Une façon de bien faire comprendre d’où vient ce duo hyper référentiel et où il s’en va. Sakata joue d’abord avec une certaine emphase aylerienne avant de poursuivre avec nervosité et agilité ; Moriyama donne l’impression d’avoir tout sous contrôle mais les coups de boutoir s’accélèrent et promettent de tout balayer sur leur passage. C’est ce qui naît avec les premiers instants de « Chiasma », plus rapide et nerveux, rempli d’une certaine noirceur. Le morceau représente les premières années de la collaboration entre Sakata et Moriyama, au sein du Yosuke Yamashita Trio, dans un album de 1976 portant le même nom. Une belle pièce de collection mise en évidence par le label autrichien.
- Giovanni Di Domenico et Akira Sakata © Laurent Orseau
On pourrait finir sur un dessert, on va plutôt partir sur le plat de résistance, avec un disque au format long, qui ressemble à ce qu’on pourrait nommer le pied-à-terre européen d’Akira Sakata. Avec trois concerts et autant de scènes européennes, le Japonais a choisi l’Adriatique et le sud des Balkans : on ne va pas l’en blâmer, puisque cela lui permet de retrouver son vieux camarade le pianiste Giovanni di Domenico au sein d’un orchestre Entasis en forme de creuset. Autour de lui, une foule de batteurs se succèdent, notamment parce qu’avant cette série de concerts, Christos Yermenoglou est décédé. On retrouve à Bruxelles le Serbe Aleksandar Škorič dans un concert que notre confrère Laurent Orseau avait couvert ; c’est d’ailleurs lui qui illustre des notes de pochette très précises. Entasis est une lutte âpre et jouissive entre des musiciens qui jouent tous avec l’urgence la plus folle, à l’image du guitariste Giotis Damianidis, absolument phénoménal dans sa prise de risque.
À Bruxelles, Entasis a des airs de reformation de ligue dissoute, tant le line-up ressemble à celui de Hōryū-ji (法隆寺), disque paru en 2019. Il souligne surtout la connexion entre Sakata et son pianiste, et l’importance d’un batteur nerveux pour les pousser à bout. Dans le concert capté à Padoue, c’est le Hongrois Balász Pándi, entendu souvent avec Merzbow, qui vient mettre le feu à la tension pleine d’électricité de Damianidis, au comble de sa puissance. Mais écoutons, derrière, le travail de construction de di Domenico qui structure un ensemble puissant. Un disque incontournable qui place Sakata parmi ces héros discrets du free jazz.