Entretien

Louis Sclavis

C’est à Lyon, sa ville natale, et à l’occasion de la sortie d’un nouveau disque, que le clarinettiste est venu nous parler des musiques, des images, mais aussi et surtout des rencontres qui façonnent son univers.

Photo © Christian Taillemite

Le nouvel album de Louis Sclavis, Frontières, reprend des musiques que le clarinettiste a composées et enregistrées pour le cinéma. S’inscrivant dans une parenthèse ouverte par deux précédents disques de musiques de films, ce nouvel album est donc un peu à part dans la discographie du musicien, et n’a pas vocation à être joué sur scène.

Louis Sclavis

« J’avais déjà sorti La moitié du monde en 2007, un double album qui réunissait plusieurs de mes musiques de films. Je n’avais pas forcément prévu de recommencer, et puis il y a eu ces compositions pour le film Dessine-toi, une sorte d’ovni cinématographique, ni documentaire, ni fiction. Un long métrage sans dialogue pour lequel j’avais monté un quintet. On a joué la musique comme si on était en concert, parce que le format nous laissait le temps de développer et d’improviser sur de longues durées, ce qui est rare dans la musique de film. J’ai eu envie de faire écouter cette musique plus largement, qu’elle existe aussi en dehors du long métrage. »

Voilà la matrice de l’album, essentiellement composé de titres issus de la musique de Dessine-toi, que Gilles Porte a réalisé en 2010. A cela se sont ajoutés d’autres titres, toujours écrits pour des films, plus particulièrement des documentaires et une exposition photos de Luc Jennepin. Le tout formant un ensemble cohérent et homogène.

« Je me suis amusé à développer les rythmiques, les allonger, ajouter des solos, j’ai demandé à Maxime Delpierre et Benjamin Moussay de venir jouer de nouvelles parties. Il n’y a qu’un morceau qui a été réenregistré, « Neige », sinon, ce sont les bandes d’époque, mais enrichies. »

La frontière c’est quelque chose d’extraordinaire parce que c’est un lieu de passage, d’échanges, de rendez-vous, de refuge

Le titre du disque, Frontières, revêt bien des connotations, pas toujours positives. Souvent, les artistes préfèrent parler de ponts, ou de passerelles, pour évoquer l’ouverture. Mais le musicien le revendique, pour la diversité de ce qu’il représente.

« J’aime cette notion de frontières, c’est à la fois négatif et positif. Je m’intéresse à la géopolitique, et je trouve que la frontière c’est quelque chose d’extraordinaire parce que c’est un lieu de passage, d’échanges, de rendez-vous, de refuge… Une ligne à franchir. Je ne suis pas sûr que supprimer les frontières soit très intéressant, c’est ce qu’on en fait qui importe, et c’est quand elles sont infranchissables qu’elles sont un problème. J’ai lu le livre d’Olivier Weber, qui s’appelle Frontières justement, il raconte tout ce qui peut se passer à cet endroit-là, c’est un lieu d’aventure. Et dans cet album, ce sont des musiques aux frontières de beaucoup de choses : des styles, des cultures, des pays. Cela ne se passe pas dans un territoire marqué, mais « à la frontière de ». Et puis le thème n’a jamais été aussi actuel, que ce soit avec les migrants, ou bien les murs que l’on bâtit pour séparer les gens. D’où cette photo à l’intérieur du livret, qui représente bien le sujet. »

Une photo prise par Sclavis lui-même, qui montre une plage, sur laquelle la mer dessine des courbes, et trace des limites. La pochette, quant à elle, montre le clarinettiste de face, photographié par Luc Jennepin.

« C’est la première fois que je mets un portrait de moi sur un recto de pochette. D’abord, c’est pour distinguer un peu ce disque du reste de ma discographie chez ECM. Et puis, après les deux albums de musiques de films qui me représentent enfant, l’idée que cette fois on me voit aujourd’hui constitue une sorte de triptyque, trois images de moi à différentes époques. J’aimais bien cette idée. »

La mélodie a toujours été très importante dans le travail du compositeur. Maxime Delpierre a déclaré un jour que Louis Sclavis écrit des chansons, mais instrumentales. Ce que le principal intéressé assume pleinement dans son travail en général, comme dans ce dernier album.

« C’est un album de variété, et quand je dis ça ce n’est pas péjoratif ! C’est varié, ça s’écoute d’une autre manière. Dans tout ce que je fais, il y a toujours ce souci de la mélodie, et encore plus dans les musiques de films où je trouve qu’elle a de moins en moins de place. Pourtant c’est quelque chose que j’aime beaucoup. J’ai fait récemment une musique pour un téléfilm, qui s’appelle La Consolation, là encore j’ai voulu mettre l’accent sur les mélodies. »

Louis Sclavis

Plus qu’une recherche de sa part, ces projets singuliers dans son œuvre sont d’abord des propositions qui se présentent au compositeur.

« Je ne cherche pas forcément à faire des musiques pour le cinéma, c’est un plus dans mon activité musicale, je suis d’abord un musicien de concert. Il faut soigner ses choix dans ce genre de projets. Ce n’est pas toujours intéressant. Ça peut l’être davantage pour les documentaires, car on peut chercher plus de choses, on a une plus grande marge de manœuvre. Mais pour les fictions, en France les réalisateurs sont souvent timorés et il n’y a pas un réel appétit pour la musique dans leur travail. A part des gens comme Bertrand Tavernier, ou quelques autres trop rares, la relation étroite et durable entre un réalisateur et un compositeur existe peu. »

Multipliant depuis toujours les collaborations, y compris avec de plus jeunes musiciens (Sylvain Darrifourcq, Vincent Peirani, Emile Parisien, Sarah Murcia…), il reste très attentif à la nouvelle scène. A Lyon, par exemple, il fait figure de référence et d’influence majeure pour de jeunes artistes émergents. Mais le constat qu’il dresse de la situation dans sa ville natale l’a poussé vers d’autres contrées.

« Je ne sais plus trop ce qui se passe à Lyon. Tout est trop verrouillé par la municipalité : il n’y a pas de festival de jazz, il n’y a pas de scène nationale. Les initiatives un peu alternatives n’ont jamais été favorisées, on attend souvent qu’elles s’épuisent. Il y a peu de lieux pour jouer, une salle comme le Périscope fait un boulot formidable, la ville devrait l’aider beaucoup plus et même en faire un lieu moteur pour les musiques créatives d’aujourd’hui. »

Quant aux projets, ils ne manquent pas : un nouvel album est en cours avec Sarah Murcia, Christophe Lavergne et Benjamin Moussay, ainsi que des concerts en Argentine. Quoi qu’il en soit, c’est toujours à partir des gens que quelque chose peut naître dans l’univers de Sclavis.

« Mon envie et mon besoin de créer partent presque toujours d’une rencontre avec de nouveaux musiciens. L’inspiration première, ce sont les artistes avec lesquels je décide de monter un projet. Ça me donne des raisons de faire des choses que je ne ferais pas sans eux. Je n’aurais pas imaginé la musique pour Silk And Salt Melodies si je n’avais pas pris Keyvan Chemirani. Je l’aurais pensé autrement. Mais là, avec une percussion à main, jouée de cette façon, ça a beaucoup orienté ma façon d’envisager la musique. Et c’est pareil pour la musique de films, je m’attache beaucoup aux acteurs. Ce sont des solistes que je cherche a accompagner le mieux possible, ils m’inspirent souvent plus que le scénario. Pour ce qui est des rythmes, des dynamiques à trouver pour un film, c’est le montage qui me guide. La couleur générale que je veux donner vient souvent des timbres que je vais utiliser et en tant que jazzman, le choix d’un instrument ne se fait pas sans que j’aie aussi l’idée de qui va le jouer. »