Entretien

Mali Obomsawin, le retour aux Terres

Rencontre avec Mali Obomsawin, contrebassiste abénaquise et militante des droits civiques et territoriaux autochtones.

Mali Obomsawin © Abby & Jared Lank

Il y a la découverte de Mali Obomsawin, et puis très vite une certitude absolue, celle d’avoir découvert une artiste majeure, sensible, qui offre une musique pleine de colère et de poésie. Contrebassiste de culture Odanak, l’une des nations premières de l’Amérique du Nord, Mali s’était fait d’abord connaître sur la scène Folk, comme pour mieux affirmer sa volonté de passer outre les genres pour affirmer ses combats et sa musique, nécessairement indispensable. Proche du cornettiste Taylor Ho Bynum, Mali l’a invité dans le sextet qui publie Sweet Tooth, premier album qui s’impose comme l’un des plus enthousiasmants de 2022. Rencontre avec une musicienne passionnée et passionnante qui connaît ses racines et sait les bouturer.

- Mali, pouvez-vous vous présenter aux lecteurs qui vont vous découvrir, de ce côté-ci de l’Atlantique ?

Bonjour/kwaï, Je m’appelle Mali Obomsawin, je suis bassiste, compositrice et chanteuse de la Nation Première Odanak ! Je suis musicienne et militante pour la justice territoriale et la justice raciale.

Mali Obomsawin

- Vous êtes chanteuse et contrebassiste. Ceux qui s’intéressent à la scène folk vous avaient découverte dans Lula Wiles ; votre chemin vers le jazz semble des plus naturels. Avez-vous le sentiment de bousculer les étiquettes ? Quels sont les ponts que vous voyez entre vos deux sphères musicales ?

J’adopte une approche basée sur la fluidité des genres. J’essaie de décentrer l’idée de frontières entre les différents styles et influences musicales. Personne ne peut prétendre à la pureté des genres musicaux à notre époque, surtout si l’on considère la façon dont la consommation de musique a évolué au cours des quinze à vingt dernières années.

Peut-être que je « bouscule » un genre ou un autre en refusant de reconnaître toute distinction, mais je m’efforce simplement de faire un art sincère, et je le fais à travers mon regard de personne qui a grandi en jouant et en écoutant des quantités de traditions musicales différentes, et toutes extraordinaires. Je vois les traditions folk et jazz de la même manière : ce sont des musiques communautaires basées sur un vernaculaire commun ; elles valorisent le style et l’individualité de chaque joueur mais sont finalement soutenues par le collectif.

Des artistes comme Don Cherry et Charles Mingus ont beaucoup fait pour souligner la nature folk du jazz et de l’improvisation. Pour moi, le pont entre les deux « genres », c’est l’élément communautaire/discursif : si vous créez quelque chose dans l’un ou l’autre, vous participez à une lignée/tradition/conversation qui existe depuis très longtemps.

la musique ne remplace pas le travail communautaire de base

- Vous êtes autochtone américaine, de la confédération Abenaki ; vous êtes très impliquée dans la défense des droits et des territoires indigènes. Peut-on dire que votre combat passe d’abord par la musique ?

En réalité, je suis heureuse de dire que mon combat ne passe pas essentiellement par la musique. J’organise beaucoup de choses sur le terrain avec les membres de la communauté abénaquise et d’autres membres des communautés noires ou autochtones de mon pays.

Nous récupérons des terres (#LandBack) pour les communautés tribales, nous récupérons nos systèmes alimentaires traditionnels et nos cultures, et nous essayons également de déterminer ce que cela signifie de concilier la souveraineté indigène et les réparations pour les communautés noires des États-Unis qui descendent des peuples réduits en esclavage. C’est un travail énorme, compliqué, désordonné et passionnant, et je pense que, comme toute chose, ma position transparaît dans mon art. Mais la musique ne remplace pas le travail de base auprès de la population.

Mali Obomsawin © Abby & Jared Lank

- Vous participez également au Julia Keefe Indigenous Big Band. Pouvez-vous nous en parler ?

Waouh oui, ce fut l’un des projets les plus stimulants de mon année et j’ai hâte de voir son évolution. Nous avons rassemblé des musiciens de jazz indigènes/premières nations de tous les États-Unis et du Canada et nous avons créé un Big Band avec nos compositions et celles de compositeurs/artistes indigènes du passé, qui ont été négligés à leur époque. C’était formidable d’avoir ce sentiment de faire partie d’une lignée et de rendre hommage à ceux qui nous ont précédés et qui ont fait de la musique vraiment géniale. L’objectif était avant tout de nous donner une visibilité, mais l’art était de premier ordre - pas du tout symbolique.

- Vous faites paraître votre premier album, Sweet Tooth, chez Out of Your Head Records, et ce disque collecte de nombreux chants anciens de la nation Odanak et de la culture Abenaki. Comment se sont fait ces choix ? Quel a été votre travail sur les arrangements ?

Les chansons se sont vraiment choisies d’elles-mêmes - elles me sont venues toutes seules alors que j’écrivais cet album en 2020 ; je voulais les incorporer dans la suite que je créais et qui, je le savais, serait dédiée à ma nation. « Odana » est l’une des chansons préférées de notre communauté, rendue célèbre par notre aînée Alanis Obomsawin qui a réalisé un arrangement classique minimaliste de cette chanson dans les années 80. Il m’apparaissait évident qu’il fallait que j’écrive un nouvel arrangement, mais il est très inspiré du sien.

L’hymne religieux « Wawasint8da » marque un grand chapitre de l’histoire des Abénakis : l’époque où les Jésuites français ont tenté de détruire les pratiques spirituelles abénaquises pour les remplacer par le culte catholique. Malheureusement, le catholicisme s’est beaucoup intégré à la vie des Abénakis à partir de la fin du 17e siècle.

Je pense que ma génération est très en colère à ce sujet : tout ce qui nous a été enlevé, les abus récents perpétrés par les pensionnats, tout cela tendait à remplacer l’identité autochtone par des valeurs et une culture chrétiennes. Il y a beaucoup de traumatismes, et cette chanson qui décrit la descente aux enfers de Jésus pour « récupérer les âmes perdues » est un conte très étrange que je voulais mettre sens dessus dessous musicalement. Associer cet air à l’histoire du « Pedegwajois » - un enseignement culturel traditionnel de l’époque précolombienne - m’a semblé être une façon importante de reconquérir l’espace spirituel contenu dans ma musique. Je voulais détruire la partie catholique et redonner à l’ancien enseignement indigène la place qui lui revient.

- Pouvez-vous nous expliquer la signification du titre de l’album, Sweet Tooth ?

Non ! (sourire) Tout ce que je dirai, c’est qu’il fait référence à la nécessité de rejeter l’assimilation tout en embrassant le monde contemporain, en trouvant notre bonheur et notre équilibre dans une modernité indigne et apocalyptique.

Don Cherry est incontestablement une grande influence

- Dans ce disque en sextet, vous avez été rejointe par Taylor Ho Bynum, qui coproduit l’album. Comment s’est faite votre rencontre ?

Taylor ! Pendant ma dernière année d’études, il était invité en tant que chef d’orchestre/directeur du Big Band expérimental de mon université. Nous sommes rapidement devenus amis et il m’a encouragée à commencer à composer et à m’exprimer en tant qu’artiste. Je pense que j’étais coincée à un point où j’avais beaucoup de choses à dire, mais où je ne voyais pas mon instrument dans un rôle principal - il m’a aidée à me remettre en mémoire tous les bassistes-bandleaders extraordinaires et à commencer à penser de cette façon.

Il m’a également poussée à me bouger le cul et à entrer en studio pour enregistrer pendant la pandémie. Il fait partie de l’aventure Sweet Tooth depuis que j’ai écrit la première composition qui figure sur l’album (« Lineage », qui est peut-être ma préférée) et il était donc naturel pour moi de lui demander de coproduire la session.

- Vous avez travaillé avec le trompettiste Delbert Anderson autour de la musique de Don Cherry. Est-ce une influence pour vous ?

Don Cherry est incontestablement une grande influence. J’ai grandi en écoutant son travail avec Ornette… c’est la première musique qui m’a attirée vers les avant-gardes. Ce n’est que bien plus tard que j’ai appris que Cherry était également indigène (Choctaw) - et qu’il a été le mentor de certains de mes propres mentors/collaborateurs dans ce domaine. Quoi qu’il en soit, le projet avec Delbert Anderson visait à rendre hommage à Don Cherry et à la place qu’il occupe en tant que pont entre la musique folklorique et le jazz, les cultures noires et indigènes, etc.

Mali Obomsawin

- Dans le sextet, on trouve des musiciennes en grande majorité, qui chantent. Était-il important pour vous de vous entourer de femmes ? Comment s’est constitué l’orchestre ?

Je ne pense pas que la plupart d’entre elles s’identifieraient comme des chanteuses, même si je leur ai demandé de chanter le chant de la matriarche à la fin de l’album . J’ai choisi ces musiciennes pour leur talent artistique unique et leurs compétences sur leurs instruments, je n’ai pas vraiment tenu compte du genre. Miriam Elhajli, je l’avais rencontrée à Boston où nous étions toutes les deux étudiantes. J’ai toujours voulu faire de la musique avec elle, elle reste l’une des artistes les plus captivantes que j’aie jamais vues. Noah était dans le big band avec moi à Dartmouth. À part ça, Allison Burik et Savannah Harris m’ont été recommandées par Taylor Ho Bynum. Aucun regret du tout. Tout le monde a déchiré.

- Votre jeu de contrebasse est très musical, très doux. Quelles sont vos influences à l’instrument ?

Mes influences… J’ai toujours été intéressée par la basse en tant qu’instrument mélodique, l’idée que la tonalité de chaque note est aussi importante à la basse que chez un chanteur. Je pense que cela vient du fait que j’ai grandi en jouant de la musique de violoneux, que j’ai été inspirée par de grands violonistes folkloriques comme Rayna Gellert ou des bassistes qui font des choses similaires comme Edgar Meyer. J’ai également été influencée par Richard Davis, Charlie Haden, Fred Hopkins, Charles Mingus, etc. J’essaie toujours d’être plus percutante, plus agressive, plus percussive sur l’instrument, mais avec cette suite, je pense que le côté doux de mon jeu voulait vraiment ressortir

- Quels sont vos projets après Sweet Tooth ?

Je viens d’enregistrer un album de rock and roll et j’en suis ravie ! Il comportera toujours des sons expérimentaux, c’est certain, mais c’est un espace musical très différent. Cet hiver, je travaille également sur une autre série de compositions impliquant une série d’enregistrements d’archives. Je ne suis pas sûr de ce que cela va donner, mais j’ai hâte d’y travailler !