Chronique

Hans Lüdemann

Die Kunst des Trios

Label / Distribution : BMC Records

Le trio piano/basse/batterie est le plus répandu de tous. A tel point qu’il semblerait naturel de penser que tout y a été dit, que chaque chemin, chaque inclinaison ou chaque distribution des rôles ont déjà été explorés. Pourtant, on assiste constamment à son aggiornamento, fait de transgressions et d’hommages qui perpétuent ce triangle de base en évitant toute redite. À son tour, le pianiste allemand Hans Lüdemann, habitué de la formule en trio, s’adonne à l’exercice. Die Kunst der Fugue [1], écrivait Bach. Die Kunst des Trios [2], lui répond-il dans un coffret paru sur le label Budapest Music Center et regroupant cinq enregistrements avec cinq trios différents, réalisés « live » entre mars 2007 et septembre 2008.

Le jeu est amusant. Voire passionnant, à maints égards : dans un même club et avec le même ingénieur du son, les trios formés pour l’occasion, sans réelles répétitions préalables, se lancent dans des morceaux conçus comme des terrains de jeux idéaux. Sur cette matière largement improvisée, le pianiste démontre une belle capacité à transcender les registres et couleurs. Cet exercice de style sans esbroufe est également l’occasion de mettre en lumière la vigueur du jazz allemand. De la jeune génération avec qui il enregistre Nu Rism au trio de stars d’Eisler’s Exil (où émarge le bassiste Dieter Manderscheid, compagnon de route de Peter Brötzmann), c’est une visite quasi exhaustive de la génération de la réunification allemande qui s’offre à nous.

Hans Lüdemann est surtout connu en Europe pour son trio Ivoire, avec le batteur Steve Arguëlles [3] et le balafoniste Aly Keita. En France, on le connaît surtout pour sa collaboration avec le contrebassiste Sébastien Boisseau et le batteur Dejan Terzic (trio Rooms) [4]. Ici, Rooms est égalitaire et central. Boisseau, par son phrasé impeccable, donne beaucoup d’espace à une musique très atmosphérique. Ainsi, « Le balafon blanc et noir », également présent sur l’album studio, démontre bien cette capacité à inventer sans cesse, notamment par l’usage d’un « piano virtuel » qui traite et malaxe en direct le son de Lüdemann - une espèce de « préparation » numérique du piano.

Avec le très concertant Eisler’s Exil, ce traitement révèle un supplément d’abstraction (« Das Käuzlein ») qui tutoie la musique contemporaine. Cette promenade dans le répertoire du compositeur de Brecht en compagnie de Manderscheid et du batteur Christian Thomé permet une approche de la chanson en tant que matériau improvisationnel qui plongerait ses racines dans la seconde école de Vienne (le magnifique solo de Lüdemann sur « In Diesen Frühlingnächten »). Une démarche peu éloignée motive le trio Chiffre. Avec le contrebassiste - et violoncelliste - Henning Sieverts, très musical, Lüdemann développe une musique cinématique, soutenue par le batteur Eric Schaefer, très coloriste (« Steine », splendide composition où l’archet donne un luxe de détail en contrepoint, puis se fond çà et là avec le piano virtuel).

Parfois le pianiste se transforme en puissant rythmicien. Dans le trio Nu Rism, l’énergie ruisselle d’une polyrythmie en constant mouvement, propulsée par de jeunes compatriotes, le contrebassiste Robert Landfermann et le batteur Jonas Burgwinkel. On retrouve ici l’influence majeure de la musique de Steve Coleman des années 80 (période Motherland Pulse) dont se réclame Lüdemann. Le traitement sonore de son piano, par petites touches, apporte une complexité en trompe-l’œil (« Futurism 7 »). Le trio explose sur « Doublé », où se promène la constante mutation rythmique de la main gauche du piano, suivie par la sécheresse mélodique du bassiste. On retrouvera cette orgie polyrythmique dans le bien nommé Rythm Magic. Troquant la contrebasse pour la basse électrique de Linley Marthe, le pianiste, accompagné de l’époustouflant Chander Sardjoe se plonge dans un roboratif hommage au M-Base. Au-delà d’un morceau de Geoffroy de Masure (« Possible »), c’est la stricte grammaire de Coleman qui est exposée ici. Le piano virtuel y devient plus urbain, les trouvailles rythmiques s’adaptent parfaitement au ton du trio (« Pedals »).

On aura plaisir, en prime, à trouver dans le coffret un DVD comprenant les captations vidéos de l’enregistrement de Chiffre et de Rythm Magic. L’occasion inédite de découvrir ce remarquable pianiste qui a fait du trio et de ses différents états un art à part entière…

par Franpi Barriaux // Publié le 21 mai 2012
P.-S. :
  • Trio 1 (Nu Rism) : Hans Lüdemann (HL) (p), Robert Landfermann (b), Jonas Burgwinkel (dms)
  • Trio 2 (Eisler’s Exil : HL (p), Dieter Manderscheid (b), Christian Thomé (dms)
  • Trio 3 (Rooms) : HL (p), Sébastien Boisseau (b), Dejan Terzic (dms)
  • Trio 4 (Rythm Magic) : HL (p), Linley Marthe (elb), Chander Sardjoe (dms)
  • Trio 5 (Chiffre) : HL (p), Henning Sieverts (b, cello), Eric Schaefer (dms)

[1« L’art de la fugue ».

[2L’art des trios.

[3Qui sera remplacé par Chander Sardjoe, ici présent au sein du trio très groovy Rythm Magic.

[4Figure d’ailleurs ici la pièce qui donne son nom au trio, antérieure à Rooms, paru en 2010 chez BMC.