Chronique

Mali Obomsawin

Sweet Tooth

Mali Obomsawin (b, perc, voc) Miriam Elhajli (g, voc), Allison Burik (bcl, as, voc), Noah Campbell (ts, ss) Taylor Ho Bynum (cnt, flh), Savannah Harris (dms, voc)

Label / Distribution : Out of Your Head Records

Un des plaisirs les plus profonds en musique vient de l’inattendu. Le disque qui vous tombe dessus sans que vous vous y prépariez, et qui ne quittera pas la platine avant longtemps. Tel est Sweet Tooth, le premier album de la chanteuse et contrebassiste Mali Obomsawin. Ceux qui connaissent un peu la scène folk américaine l’avaient peut-être déjà entendue avec Lula Wiles. Pour les autres, la jeune femme de la tribu autochtone Abenaki, sur les terres Odanak [1], constituera une vraie découverte. À l’évidence, la présence dans l’orchestre de musiciens comme Taylor Ho Bynum au cornet ou Savannah Harris à la batterie aura aiguillé l’auditeur curieux vers cet album ambitieux : « Blood Quantum » permet à Harris de faire preuve de tout son talent ; le souffle de Bynum porte la musique aux sommets. Mais là n’est pas l’essentiel. Il y a avant tout le projet et toute sa dynamique.

Dès « Odana », qui ouvre cet album, dans la passementerie subtile du sextet où la clarinettiste Allison Burik rejoint Ho Bynum et le saxophoniste Noah Campbell, on sait très vite qu’on entre dans un univers dense fait de souvenirs, de poésie et de lutte. Mali Obomsawin est un militante des luttes indigènes, et c’est cette lumière, ce feu chaleureux qui éclaire la musique presque autant que la clarté des soufflants. La contrebasse est chantante, très douce sur ces mélodies issues des traditions abenakis du XVIIIe siècle ; la voix d’Obomsawin est chargée de colère et de fierté, et l’on pense rapidement aux partis pris du Liberation Music Orchestra. Une impression qui perdure dans « Wawasint8da », un chant religieux et profond que la batterie d’Harris transforme en un chant de victoire scandé par un chœur féminin : avec la guitariste Miriam Elhajli qui clôt ce très beau sextet, toutes les musiciennes de l’orchestre chantent ensemble, et laissent la musique se déliter dans une rage free que n’aurait pas reniée Don Cherry, autre influence majeure de ce premier album.

Le travail de Taylor Ho Bynum est pour beaucoup dans la direction prise par l’orchestre : il travaille énormément avec ses compères soufflants, et son entente avec Burik est remarquable (« Pedegwajois », très beau morceau instrumental qui démontre de la belle écriture d’Obomsawin), mais le cornettiste laisse Obomsawin diriger son propos, imposer sa vision claire. La clarinettiste, qu’on a pu entendre chez Joe Morris ou avec Ingrid Laubrock, est une pièce maîtresse de Sweet Tooth, comme chacune des individualités de l’ensemble. La guitariste Miriam Elhajli, dans un rôle pourtant discret, est une architecte subtile qui libère beaucoup la contrebassiste de ses tâches rythmiques. Dans ce contexte, lorsque Mali Obomsawin donne de la voix, il est difficile de ne pas être immédiatement emporté. Sans nul doute, ce premier album paru chez les New-Yorkais de Out of Your Head Records fera sensation, tant par sa cohérence et sa richesse que par sa profondeur. On songera, dans une démarche similaire, et surtout grâce à une cohérence politique et artistique, au Gens de Couleur libres de Matana Roberts ; Mali Obomsawin n’a pas fini de faire parler d’elle.

par Franpi Barriaux // Publié le 27 novembre 2022
P.-S. :

[1Une partie du Québec et de la Nouvelle-Angleterre actuelle, NDLR.