Entretien

Martial Solal, le plaisir égoïste du pianiste

A la veille de la sortie de nouveaux albums et de la publication de sa biographie, Martial Solal nous a accordé une entrevue portant sur six décennies de jazz.

Né à Alger en 1927, Martial Solal est un pianiste, chef d’orchestre et compositeur français dont l’importance dépasse largement les frontières du jazz et de L’Europe, comme dit le Dictionnaire du Jazz (Paris, Laffont, coll. Bouquins). A la veille de la sortie de nouveaux albums et de la publication de sa biographie, il nous a accordé, le 24 juin 2005, une entrevue portant sur six décennies de jazz.

Martial Solal © P. Audoux
En concert avec son orchestre à Corbeil Essonnes le 11 juin 2005.

- Vous êtes né à Alger en 1927. Vous vous nommez « Solal » comme le héros d’Albert Cohen. Que vous reste-t-il de votre culture d’origine, juive sépharade ?

Honnêtement, pas grand-chose. La musique locale ne me plaisait pas. Ni la musique arabo-andalouse, ni la musique juive. De temps en temps, des Noirs musulmans descendaient des montagnes pour jouer dans les rues une musique uniquement rythmique. Je courais au balcon pour les entendre. J’adorais ça. Puis j’ai commencé à jouer dans les mess des soldats anglais pendant la Deuxième Guerre mondiale. Quant à Dieu, j’ai cessé d’y croire en même temps qu’au Père Noël, à l’âge de 6 ans.

- Vous êtes un pianiste à part. Comment l’êtes vous devenu ? Comment l’êtes vous resté ?

J’ai toujours eu de l’ambition pour le jazz. Pas pour moi. Pour la musique. Certains musiciens font passer l’envie de se faire connaître avant l’élévation de la musique.

- A Paris, au Blue Note, dans les années 1950-1960, vous étiez le pianiste attitré. Avec qui n’avez vous pas joué ? Avec qui auriez-vous aimé jouer ? Avec qui avez-vous aimé jouer ?

J’aurais aimé jouer avec Charlie Parker, Miles Davis, des gens qui avaient des choses à dire. Je suis arrivé à Paris en 1950. Charlie Parker est mort en 1955. J’étais trop jeune et je n’avais pas le niveau pour jouer avec lui. Quand Dizzy Gillespie passait à Paris, il venait au Blue Note et le bœuf commençait toujours par « A Night in Tunisia ». C’était bon.

J’avais trente ans. C’est le bon âge pour un musicien. On commence à avoir le contrôle, la maturité nécessaire pour bien jouer.

Récemment, un ami Irlandais est venu m’amener une vidéo d’un concert avec Dizzy Gillespie à Antibes en 1957 (- NDR : Stan Getz, Barney Wilen, Sacha Distel, Pierre Michelot, Kenny Clarke étaient de la fête). Je l’avais oublié. Comment ai je pu oublier un concert avec Dizzy Gillespie ? J’avais trente ans. C’est le bon âge pour un musicien. On commence à avoir le contrôle, la maturité nécessaire pour bien jouer. J’ai joué avec Chet Baker dans une tournée en Italie à la fin des années 50. Un orchestre de drogués. Ils sont tous morts à moins de cinquante ans. Je me souviens de Chet se piquant, pas jouant. Ils n’ont pas réussi à m’entraîner là dedans. Ça ne m’intéressait pas. Vous me dites que Chet Baker est mort à 59 ans ? Il devait être solide vu ce qu’il prenait… Chet était arrivé à Paris avec Dick Twardzik, un pianiste qui proposait des choses vraiment intéressantes. Mais on ne l’a entendu que deux, trois fois. Puis il est mort d’overdose.

- Vous avez écrit beaucoup de musiques de films de 1955 à 1965. Pourquoi avoir arrêté ?

Ce n’est pas moi qui ai arrêté. C’est qu’on ne m’en a plus demandé ! Il y a des cycles comme cela. Même Vladimir Kosma et Michel Legrand en font beaucoup moins qu’avant. Récemment, j’ai écrit la bande originale du film « Les Acteurs » pour Bertrand Blier. Une belle expérience pour un homme très sympathique, même si le film n’a pas marché. Mais depuis que je ne fais plus de musique de film, je n’ai cessé de composer.

- Vous êtes fidèle dans votre relation avec les musiciens. Vous jouez depuis des décennies avec Daniel Humair, Lee Konitz, Eric Le Lann. Pourquoi ?

Il faut avoir de l’estime pour les musiciens avec lesquels on joue. Et pour que ce soit cohérent, il faut du temps. Lee Konitz est vraiment devenu un ami. D’abord, il est de 1927 comme moi. Et puis c’est le musicien étranger qui est le plus souvent venu dîner chez moi. Chaque fois qu’il passe à Paris, il m’appelle et je l’invite à dîner. Il veut que je vienne à New York jouer avec lui au Village Vanguard. Mais lui, même s’il vit en Allemagne, a gardé un appartement à New York. Alors que moi, là bas, je vis à l’hôtel.

il faut savoir se moquer de soi, ne pas trop se prendre au sérieux.

Quant à Eric Le Lann, c’est le seul musicien qui figure dans mon big band depuis sa création. C’est un musicien rare, avec des idées qui me surprennent toujours. Quand j’ai écrit pour lui des arrangements sur des chansons d’Edith Piaf et de Charles Trénet, j’y ai passé six mois. C’était dur. Je ne recommencerais pas cela aujourd’hui.

Martial Solal P. Audoux
En concert avec son orchestre à Corbeil Essonnes le 11 juin 2005.

- Deux traits caractérisent votre jeu : la technique et l’humour. Qu’en pensez vous ?

La recherche technique me permet de maîtriser la situation en toutes circonstances, d’être prêt à répondre à toute proposition. Par exemple, quand je joue avec Lee Konitz, je ne vais pas forcément attendre la fin de son chorus pour entrer. J’aime surprendre, entrer au milieu, au quart, quand je sens qu’il m’appelle. Cela met plus de spontanéité. Le son fait l’individu. Qu’il soit bon ou mauvais, cela fait partie de la technique. Au Blue Note, les batteurs se succédaient sur la même batterie. Mais la batterie est un instrument qui fait des vagues, avec ses cymbales. Alors, si un batteur n’est pas précis, cela s’entend tout de suite et ça sonne mal.

L’humour, pour moi, c’est bien quand on ne se moque pas des autres. Mais il faut savoir se moquer de soi, ne pas trop se prendre au sérieux. Quand aux jeux de mots sur mes titres de morceaux ( Ex : « L’allée Thiers et le poteau laid" en duo avec Didier Lockwood), c’est encore de la musique.

- Vous tenez vous encore au courant de l’actualité musicale et comment ?

Je suis un intoxiqué de la télévision, surtout depuis qu’il y a le câble. Je regarde beaucoup la chaîne Mezzo. Et puis ma fille, Claudia, m’informe. Aujourd’hui, il y a vingt fois plus de musiciens que quand j’ai commencé. Il y a trente ans, pour constituer un big band, il fallait s’y prendre six mois à l’avance, s’assurer que tout le monde était libre au jour dit. Maintenant, vous appelez et le lendemain votre orchestre est prêt.

La première rencontre avec un nouveau musicien peut être extrêmement stimulante. Ainsi, Cam Records, ma nouvelle maison de disques, m’a suggéré d’enregistrer un album en duo avec le trompettiste américain Dave Douglas. Je ne le connaissais pas il y a un mois. Il est bon. Je l’écoute et nous commençons à échanger par mail avant d’enregistrer ensemble à Paris en juillet. De même, quand j’ai enregistré en 1965 pour MPS (Most Perfect Sound, éditeur allemand) en trio avec Attila Zoller à la guitare et Hans Koller au saxophone ténor, c’était une première rencontre très stimulante. Le patron de MPS est un pianiste, fou de musique. Il vous fait enregistrer sur son Steinway dans sa maison en plaçant trois micros à deux centimètres des cordes. C’est pour cela que l’on entend si bien le piano.

- Vous n’avez pas constitué une école de pianistes, contrairement à Bill Evans, par exemple. Pourquoi ?

Il y a certains pianistes dans lesquels je me retrouve. J’aime le fait d’avoir intéressé de jeunes pianistes. Le phénomène de l’imitation est très curieux. Charlie Parker avait un jeu très novateur, très complexe et il a été imité par une foule de saxophonistes. Thelonious Monk a un jeu rudimentaire et il est impossible à imiter.

- Quels sont vos rapports avec la musique classique ? Pourquoi ne pas en avoir enregistré ?

C’est très simple. Pour moi, le jazz et la musique classique sont les deux seules musiques qui valent la peine d’exister. J’ai écrit beaucoup d’œuvres pour des orchestres et des musiciens classiques. J’en joue à des doses homéopathiques mais je n’en ai pas enregistré. Généralement, les jazzmen jouent du classique pour montrer qu’ils en sont capables. Je connais plusieurs concertistes classiques qui savent correctement improviser en Jazz mais qui n’en enregistrent pas pour autant.

Quand j’étais jeune, on me disait que le Jazz ne me mènerait pas loin et qu’à trente-quarante ans je devrais me trouver un vrai métier.

- Vous avez soixante-dix-huit ans, soixante ans de carrière. Comptez-vous jouer passé quatre-vingt-dix ans comme Benny Carter ou Eubie Blake ?

C’est amusant ce que vous me dites. J’ai joué avec Eubie Blake au festival de Monterey en Californie. Il avait quatre-vingt-dix-huit ans, était aveugle, et on l’a amené au piano. Nous avons improvisé ensemble sur un vieux standard, « Honeysuckle Rose ». Excellent souvenir. Quand j’étais jeune, on me disait que le Jazz ne me mènerait pas loin et qu’à trente-quarante ans je devrais me trouver un vrai métier. Et j’en joue encore…

- Pourquoi ne pas vous être converti aux claviers électriques et électroniques ?

Le piano est beaucoup plus ample, plus complet que les claviers électriques même s’il ne permet pas les mêmes effets. J’ai enregistré au synthétiseur avec mon big band. J’ai accompagné Lee Konitz au clavier électrique. Puis, cela m’est passé. Regardez Chick Corea, Herbie Hancock. Eux aussi sont revenus au piano acoustique. Et puis, les touchers électroniques sont beaucoup plus mous. Il ne faut pas en abuser sinon on perd de la force dans les doigts.

- Après votre passage au festival de Newport en 1963 en trio avec Teddy Kotick et Paul Motian, pourquoi ne pas avoir fait carrière aux USA ?

Je sortais de mon premier divorce et j’avais un fils de dix ans à Paris. Sans cela, j’aurais fait une tout autre carrière.

- Vous êtes à la fois pianiste et chef d’orchestre. Quel rôle préférez-vous ?

Ce sont deux plaisirs différents que j’aime également. Entendre un big band jouer sa musique, c’est très excitant. Le piano est un plaisir plus égoïste. Plus difficile aussi car personne n’est là pour vous couvrir, lorsque vous racontez l’histoire, posez les personnages, le décor, l’action, du début à la fin.

- Vous en êtes à six décennies de carrière professionnelle. A quand votre (auto)biographie ?

Un livre avec DVD de l’Institut National de l’Audiovisuel sortira cette année. Par ailleurs, ma biographie s’écrit en ce moment et sortira l’an prochain.

- Quels pianistes vous ont influencé ?

Mes influences se sont arrêtées à vingt ou vingt-et-un ans. Je vous laisse deviner quels étaient les pianistes importants à l’époque (1947-1948). Depuis, les expériences se sont ajoutées. J’ai de bons rapports amicaux avec les autres pianistes, de jazz ou de classique. Je trouve que certains pianistes, surtout américains, ont une réputation surfaite. Bud Powell était malade dans les années 50-60. Je ne peux pas dire que je l’ai connu. On ne peut pas connaître un homme dans cet état-là. Quand il venait jouer, parfois c’était génial, parfois c’était à côté.

- Pourquoi ne pas avoir de contrat durable avec une maison de disques ?

J’ai eu deux contrats successifs de huit ans avec Vogue et Pathé Marconi. Depuis, je n’ai plus de contrat fixe. C’est certainement un tort. Et puis à partir d’un certain âge, un musicien n’intéresse plus les maisons de disques. Ce qui les intéresse, c’est de lancer un nouveau musicien et d’en tirer le maximum avant de le jeter.

- Pourquoi ne jamais avoir enregistré avec un chanteur ou une chanteuse ?

J’ai accompagné des chanteuses de passage au Blue Note. J’adorais Carmen MacRae. Je devais enregistrer un duo avec elle. Pour des histoires de contrat, ça ne s’est pas fait. J’ai accompagné souvent ma fille Claudia. Mais ce que fait Benjamin Moussay avec elle me convient tout à fait. Il joue juste. Ni trop, ni trop peu. Manuel Rocheman a travaillé avec Laurent Naouri, baryton d’opéra, sur des standards du jazz. C’est très réussi. Mais moi, ça ne m’intéresse pas.

- Quels sont vos projets actuels ?

Je viens de signer un contrat avec Cam Records, éditeur italien. J’ai enregistré pour eux un album en solo, trois standards et trois compositions, qui n’est pas encore sorti. Je vais enregistrer avec Dave Douglas les 6 et 7 juillet 2005 à Paris, trois morceaux de ma composition et trois morceaux de lui. Puis je vais enregistrer en duo avec le jeune pianiste italien Stefano Bollani qui est excellent. Je vais sûrement revenir jouer à New York au Village Vanguard. Lee Konitz veut y jouer avec moi. Je m’économise. Je veux arriver en forme pour jouer le soir du concert.

Martial Solal P. Audoux
En concert en trio à Jazz à Vienne le 11 juillet 2005.

- Pourquoi n’avoir jamais joué de piano préparé ?

Quand j’avais dix ans, j’avais mis du papier sur les cordes du piano. Je trouvais le son que cela donnait très amusant. C’est ma seule expérience du piano préparé. Je crains que cela ne soit récupéré pour faire un certain effet. J’ai peur du bidon. Je me méfie des amalgames, des mélanges. La musique est pour moi est une succession de notes qui me font vibrer. Bien sûr, j’ai entendu des choses sérieuses en musique contemporaine, ou Benjamin Moussay avec ma fille. Mais je ne fais pas de piano préparé.

je n’aime pas écouter mes vieux albums car j’aurais peur de me sentir en retard.

- Pourquoi ne pas avoir de site Web à vous ?

Parce que j’estime que cela ne sert à rien. La première fois que j’ai cherché « Martial Solal » sur Internet, j’ai trouvé cinquante pages. J’estime que cela suffit.

- Pourquoi avoir créé le Concours International de Piano Jazz Martial Solal de la Mairie de Paris ? Volonté d’imiter le classique ?

En 1988, un responsable de la Mairie de Paris est venu me chercher pour présider un concours et en élaborer les règles. J’en étais très flatté. La première édition a eu lieu en 1989. Puis plus rien. En 1998, Claude Samuel, ancien directeur des programmes de France Musique, l’a recréé. La périodicité est de quatre ans. Il y a eu une édition en 1998, en 2002 (- NDR : Baptiste Trotignon, vainqueur). La prochaine aura lieu en 2006. Ça intéresse beaucoup de gens. Vingt-neuf pays étaient représentés en 2002. Cinq prix sont décernés. Le premier est d’un montant de 12 000 €, ce qui le place à la même hauteur que les concours internationaux de musique classique de la Ville de Paris.

- Sur l’ensemble de votre carrière, quelles sont vos œuvres préférées ?

J’ai une affection particulière pour la Suite n°1 en ré bémol pour quartette de jazz. Pour l’époque (1959), la durée était rare (- NDR : 12’01 avec Roger Guérin : trompette et bugle, Gilbert Rovère à la contrebasse et Daniel Humair à la batterie). Et pour Sans tambour ni trompette (- NDR : 1970 en trio avec Jean-François Jenny-Clarke et Gilbert Rovère aux contrebasses) car c’est un objet rare. Par ailleurs, j’ai l’impression de progresser dans mon travail. Alors je n’aime pas écouter mes vieux albums car j’aurais peur de me sentir en retard. Quel que soit l’honnêteté, l’engagement que vous mettez dans votre travail, vous vous exposez toujours à la critique dans ce métier. Je constate que mes albums préférés ne sont pas ceux du public et de la critique. Par exemple, j’aime beaucoup Ballade du 10 mars (- NDR : 1998 en trio avec Marc Johnson à la contrebasse et Paul Motian à la batterie) qui a été unanimement considéré comme inintéressant par la critique. Alors je n’ose plus dire que timidement ce que j’aime…