Scènes

Mat Maneri, un bout de Judson à Paris

« One day off », un jour libre entre deux concerts d’une tournée. Occasion d’une soirée en appartement proposée par Michel Dorbon à Mat Maneri, seul membre du Judson trio sur scène ce soir-là.


Mat Maneri nous a offert une heure de musique dans un cadre amical qui respire la culture. Une jauge limitée à une vingtaine de personnes. Le plaisir de croiser des amis de la musique, de bavarder avec eux, avant et après le concert.

Mat Maneri se confie

J’ai eu le sentiment que le concert comportait deux parties : la première entièrement absorbée dans l’improvisation la plus aiguë et durant une trentaine de minutes, la seconde, toujours improvisée, mais aux accents plus familiers de retrouvailles entre amis où l’on s’échange des souvenirs, où l’on évoque d’autres plaisirs, avec des pièces courtes.
En introduction, Mat Maneri a parlé de la musique de son père, Joe, et le fait que déjà ce dernier cherchait à sortir d’un jazz convenu. Il a précisé que sa propre musique, certes d’avant-garde, pouvait être classée dans la filiation du jazz, mais aussi dans celle de la musique classique indienne ou de celle de l’Ouest, et que ces influences flottaient un peu partout dans l’air tout autour de lui, et de nous.

Il est impressionnant de voir, dans la première partie, Mat Maneri comme étendant des cils vibratiles pour toucher, s’approcher des dites particules musicales subtiles et pour les incorporer dans sa musique. Ses balancements, ses respirations, le mouvement de ses sourcils, son front, tout son corps fait musique. Il dialogue avec lui-même. Au début, des effleurements, des caresses sur les cordes, des esquisses de phrases parmi lesquelles on peut en reconnaître certaines qu’il affectionne et qui reviennent parfois comme des petits cailloux blancs balisant ses errances. Le silence aussi lui est musique. Puis les frottements se font plus incisifs, mais toujours avec cette douceur qui semble le caractériser. Un jeu d’une grande subtilité, comme en témoigne une séquence où en ne jouant qu’une note, longuement, il y introduit comme des harmoniques, graciles et bouleversantes. Dans d’autres séquences, il nous surprend par la manière dont il choque les cordes au moment des frottements, par les changements produits par la position de l’archet. Et au-delà de toute technique, il provoque comme des ressacs sur nos corps pour nous parcourir de frissons.

Dans ce que je crois être une seconde partie, il nous propose une danse aux origines incertaines, peut-être inspirée d’une tradition des campagnes d’un temps ancien. Naturellement, il s’agit d’improvisation mais la scansion, le balancement, un semblant mélodique y ont leur place. Réjouissant !

Ensuite, c’est le retour du père, Joe Maneri. Mat nous révèle que ce dernier aimait beaucoup un negro spiritual, « Nobody Knows The Trouble I’ve Seen », issu des temps de l’esclavage. C’est un thème qui compte pour lui et qu’il va interpréter, à sa manière bien évidemment. Il va en chercher comme l’essence, les bribes de phrases qui joueront le reste de la mélodie dans notre tête. Il va installer cette légère fracture de l’âme, une sensibilité d’aujourd’hui, forcément distante mais encore troublée par ces tragédies d’alors. On y retrouve aussi ses notes qui glissent hors de toute gamme et qui aiguisent davantage encore l’écoute de cette évocation.

Notre insistance, et probablement aussi son plaisir d’être là, conduisent Mat Maneri à venir nous offrir une ultime pièce puis ce sont les retrouvailles pour un pot, autour de quelques albums proposés.
Une très belle soirée passée dans la proximité d’un grand talent venant assez rarement jouer à Paris. Dans ce lieu, avec cet artiste, avec ce public aussi, tout acquis, les notes ne sont pas les mêmes.