Chronique

Dave Douglas

Engage

Dave Douglas (tp), Jeff Parker (g), Tomeka Reid (cello), Anna Webber (fl, ts), Nick Dunston (b), Kate Gentile (dm)

Label / Distribution : Greenleaf Music

Dave Douglas est un musicien singulier. Issu de l’écurie de John Zorn, il a mis en place un label, Green Leaf, et un système d’abonnement permettant de recevoir toutes les productions dudit label au fil de leur parution, et elles ne sont pas chiches. On peut aussi, sans être cotisant, être abonné à sa mailing list pour rester informé et pour écouter une piste à chaque parution. Pourquoi s’en priver ?
Dave Douglas est un trompettiste à la sonorité remarquable et un bel improvisateur. Au fil des ans, il a collaboré avec maintes figures du jazz, mais s’est de fait éloigné de l’avant-garde. Si l’on exclut Tomeka Reid (cello), les musiciens du groupe rassemblé ici ne sont pas de ces têtes d’affiche du jazz US : Anna Webber (fl, ts), Jeff Parker (g), Nick Dunston (b) et Kate Gentile(dm). Il s’agit ainsi d’un sextette, un excellent outil pour l’arrangeur qu’est Dave Douglas.

Il en use pour que ces voix puissent jouer des rôles divers tout au long de l’album : solo, rythmique, voix d’orchestre, couleurs et timbres. Les matières sonores sont ainsi particulièrement riches, changeantes, surprenantes et toujours gourmandes.
À l’exemple de « One Sun A Million Rays ». La section rythmique (Nick Dunston et Kate Gentle) joue un tempo enlevé et travaillé, vaguement guerrier, en opposition avec le reste de l’orchestre s’installant sur un rythme franchement lent, avec des bribes de stridences sur un côté au violoncelle, quelques réverbérations de l’autre à la guitare, des amorces de chants en arrière-plan à la flûte... C’est un foisonnement de mini-jaillissements qui fait apparaître ainsi des scintillements musicaux autour des fulgurances de la trompette. La flûte prend ensuite la relève, laissant la trompette jouer à son tour les trublions.

Dave Douglas est aussi le compositeur. Il affectionne des tempos médiums, voire mi-lents. Il en est ainsi lors de l’exposition du thème « In It Together », mais la folie s’invite inopinément, par de grands coups d’archets puis des frappes, des frottements frénétiques au violoncelle de Tomeka Reid, bientôt rejointe par des cordes écrasées à la guitare de Jeff Parker. La trompette revient ensuite calmer ce beau monde et l’emmener en douceur à la fin de la pièce.
Encore ce tempo presque lent dans « How Are The Children » et deux solos, l’un, solaire, de la trompette, l’autre expressionniste d’Anna Webber jouant ici du ténor, qui viennent surplomber un ensemble aux sonorités chatoyantes de big band.

Cette science de la composition lui fait proposer deux thèmes particulièrement réussis. « Sanctuary Cities », introduit à la basse et à la batterie, et lacéré à la trompette ; et un quasi-hymne, « Heart Science », dans lequel on s’attendrait, après l’introduction, à l’arrivée d’une vedette de la chanson, mais c’est la trompette qui s’élève.

Un certain jazz prend son envol avec « Where Do We Go From », sur un rythme enlevé introduit à la guitare et une pâte sonore particulièrement savoureuse. Un Dave Douglas qui démontre toute sa brillance en parallèle avec le sax et le violoncelle. On croirait entendre une section de cuivres d’antan. Un solo sombre au ténor, puis une batterie libérée qui fait la fête, l’orchestre lui servant d’arrière plan avant de reprendre les devants. Quelques coups d’archet et c’est la fin.

Sur « Faith Alliance », Jeff Parker présente le thème et entame un solo sur toute la pièce. La batterie qui gardait une régularité de métronome décide de s’en évader, au moment où la guitare sort de ses mélodies pour des convulsions nerveuses, et où le violoncelle lui emboîte le pas dans un dialogue enfiévré. Le thème revient, le rythme retrouve ses marques initiales et la pièce s’achève.

Cet album de Dave Douglas veut nous faire retrouver les plaisirs quasi charnels des masses orchestrales, avec un effectif réduit, mais avec sa science des couleurs, des timbres, des arrangements. Il ne gravite pas là dans les sphères de l’avant-garde et aime à rappeler la brillance d’un certain hard bop, revisité avec les couleurs d’aujourd’hui, comme en témoigne le rôle important du violoncelle. Il ne se complaît pas dans une musique compulsive mais sur des tempos semi-lents, plus favorables au déploiements des spectres sonores. Un plaisir paisible.

Dans cet album, tout n’est pas que musique. Il est pensé comme une sorte de déclaration politique.
Dave Douglas s’engage, et nous engage à en faire autant, pour les ressources de la Terre et pour le climat, pour les minorités, les femmes, les gays, les exclus d’office des votes, etc. Il veut le faire d’une manière positive, en engageant chacun à agir localement et à ne pas oublier de voter. Des titres de l’album nous y invitent. Si vous êtes d’accord, vous pourrez presque cotiser sans même écouter. Si vous ne partagez pas ses opinions mais que vous écoutiez cet album, vous découvrirez que ce n’est en rien un brûlot contestataire. Le risque est donc faible de perturber les ventes. Il s’exprime à ce sujet dans une interview parue dans Downbeat (en anglais)
En ce qui concerne le choix des musiciens, on peut noter qu’il y a trois blancs et trois « colorés », répartis symétriquement sur la photo de la pochette. De même, le groupe compte trois hommes et trois femmes.
Éthiquement irréprochable !