Joëlle Léandre de New York à Montreuil
Les Instants Chavirés ont offert à Joëlle Léandre une « carte blanche » de trois soirées.
Maneri - Léandre
Pour la première, elle a choisi Jean-Luc Cappozzo (tp) avec qui elle a joué et enregistré au même endroit ; pour la seconde, un compagnon déjà présent dans de précédents concerts, dans des albums (Trans), Serge Teyssot-Gay (g). Pour la troisième soirée, elle a invité deux figures de l’avant-garde américaine : Gerald Cleaver à la batterie et Mat Maneri au violon alto : le Judson trio.
Ne pas chercher d’acronyme : Judson est le nom d’une église du sud de Manhattan (Washington Square) qui accueille bien des manifestations culturelles, et où le trio avait enregistré son précédent album, en 2016 [1]. On peut aussi noter que lors d’une précédente soirée, mémorable elle aussi, en l’église Saint Eustache, Joëlle Léandre avait choisi de jouer avec Mat Maneri. On le voit, elle est fidèle en amitié.
- Joëlle Léandre
Fidèle encore à Michel Dorbon et à son label, Rogue Art, qui enregistre cette soirée pour un futur album du Judson trio.
Les Instants Chavirés ont fait le plein pour cette dernière soirée. Je ne sais si les autres ont été autant courues, mais on sentait dans la salle une forme de ferveur pour accompagner Joëlle Léandre et son groupe, qui va entamer une tournée. Il y avait ce soir-là une envie de célébrer une amie de longue date qui nous a fait connaître de si beaux moments de musique.
Ils nous ont offert près d’une heure de musique, en cinq pièces.
Tout est frottements en ce début de concert, Gerald Cleaver ayant décidé de faire sonner ainsi une cymbale à l’aide d’une baguette. Puis il frappe, peu, comme s’il choisissait chaque note. Pas de pulsation régulière. Il martèle sans violence, varie constamment ses frappes. Il sculpte.
- Gerald Cleaver
C’est du côté des cordes que l’interaction est la plus palpable, probablement en raison de rencontres assez fréquentes. Une improvisation aux couleurs mixtes : plutôt influencée par la musique contemporaine européenne, avec toujours un brin d’humour d’un côté, et par diverses références, par des accents plus romantiques, plus expressionnistes de l’autre. Des sonorités qui font vibrer nos corps, pas seulement en raison des graves à la contrebasse qui nous traversent de part en part, mais aussi parce que Mat Maneri semble disposer d’une panoplie de vibrations quasi sensuelles.
- Mat Maneri
La première pièce est la plus longue, près de 18 minutes, et elle donne la tonalité de tout le concert. Le public est invité à aiguiser toutes ses terminaisons nerveuses, à accepter l’inhabituel pour profiter pleinement de ces instants de sensibilité épurée.
Chacune des pièces est un paysage affectif spécifique, une histoire de convergences imprévisibles, une alchimie de l’instant.
À l’exemple du troisième morceau, le plus court. Joëlle Léandre fait craquer ses cordes avec son archet, les torture, et y revient encore et encore, comme dans une respiration lente et ample. Cette scansion servira de motif pour le groupe, avec parfois des apnées ; rien n’est régulier. Quelques notes d’alto, et voilà notre Joëlle qui revient pour de saisissants tremblements de basse. Des plaintes à l’alto, des balais (de bois) qui crépitent sur les peaux. Une interjection de Gérald Cleaver, comme une forme de percussion, des geysers de notes de Mat Maneri, et toujours de grands mouvements graves, profonds de Joëlle Léandre. Encore des cymbales frottées, des chants fragiles à l’alto. Puis un micro-drame se noue. La bassiste semble penser tout le mal possible… de ses cordes ? de sa voisine ? On ne sait. Avec des coups d’archet insistants, rageurs, elle grimace, elle tance, elle souffle, elle grimace : qu’en faire ? Elle retrouve ainsi son irrépressible instinct de comédienne. Constatant l’inanité de ses récriminations, elle décide de jeter l’éponge, de s’en tenir là. Elle s’amuse et éclate de rire à la fin de la pièce, comme une gamine espiègle. Le public est ravi : il est venu chercher les fulgurances et la connivence et les a visiblement trouvées.
Pour la dernière pièce de la soirée, c’est une autre histoire, une histoire de danse. Pas si fréquent dans une musique sans rythme régulier. Ici elle prend une forme timide, incertaine. Mat Maneri improvise une courte phrase, qui servira de thème, puis un solo, délicat, au lyrisme retenu. Des notes à l’alto un peu instables, des silences qui valent musique, une sensibilité très aiguisée, puis de grands coups d’archet qui se répondent, et Gérald Cleaver s’invite. Des frappes alternées sur deux toms, en réponse à Maneri. C’est le début d’une danse toute d’esquisses, d’esquives, de crépitements, de virevoltes de la basse, de frottements qui deviennent énergiques sur les cordes graves, de tourbillons plaintifs à l’alto. L’intensité monte, puis c’est le reflux, le moment où les frappes, les coups d’archet se font caresses. Chacun distille ses notes, ses émotions. Mat Maneri esquisse à nouveau sa phrase-thème et c’est la fin de la pièce, et donc celle du concert. Peut-être cette danse n’était-elle que dans mon esprit, dans le léger balancement de mon corps, une forme d’hallucination douce.
Et que dit Joëlle de son concert ? Que Gérald Cleaver a un jeu tout en finesse. Comme le sien n’est pas celui d’une basse rythmique, elle ne joue pas d’habitude avec un batteur ; et elle revient sur les qualités de Cleaver.
Avant, après le concert, elle se livre. Un milieu familial peu fortuné ; un piano de papier pour répéter ses gammes, à huit ans. Elle est donc musicienne depuis soixante ans. Elle enchaîne concerts sur concerts ; et les voyages avec la contrebasse, les disques à porter, tout ça use le corps. Une opération ? Un oui de lassitude, mais sitôt après, l’étincelle dans le regard : tant qu’il y a de belles musiques à jouer, il faut y aller. Elle est pétillante d’humour sur scène, mais en dehors aussi. Elle aime à raconter des anecdotes. Et elle aime les gens ; elle est attentive à leur bien-être. Comme nous l’avons vu, elle est fidèle en amitié.
Ce soir aux Instants Chavirés, elle nous a prouvé une fois de plus qu’elle est une artiste, une créatrice de très haut vol, sensible à toutes les nuances de l’instant. Elle est par ailleurs simple, attachante. Le public n’arrête pas de la chouchouter, de la célébrer, à juste titre. Elle donne tant !