Monk, le silence et l’espace
Ecoute admirative de « Straight, No Chaser » de Thelonious Monk.
Photo Christian Taillemite.
En 1966, Thelonious Monk enregistre une nouvelle fois pour le label Columbia « Straight, No Chaser ». Cette version magistrale longue de onze minutes qui donnera son titre à l’album en dit beaucoup du rapport du pianiste au silence et d’une certaine stratégie de l’effacement.
Cette année-là, la formation de Thelonious Monk est stable. Ben Riley est son batteur attitré depuis 1964 (il le restera jusqu’en 1968) et Larry Gales a remplacé Butch Warren depuis deux ans déjà. Les deux ont signé avec le pianiste plusieurs disques pour Columbia (Monk, Live at the It Club, Live at The Jazz Workshop, Misterioso (recorded on tour)) et forment une section rythmique solide, parfaitement rodée à l’univers du leader. Le thème signé de Monk est devenu un standard. Le saxophoniste Charlie Rouse, qui officie à ses côtés depuis 1959, expose la mélodie (doublé par le piano) avant de prendre un solo.
En contre-plongée, Monk va à l’encontre des règles du genre qui voulait que l’accompagnateur propose une palette harmonique la plus large possible pour stimuler le sens mélodique du soufflant. Il ne joue pas d’abondance mais égrène des notes aussi simplistes qu’intrigantes. Cet art du trop peu et de l’ambiguïté crée d’ailleurs une tension fertile. En ne noyant pas l’ensemble dans un halo harmonique, chacun est tenu d’assumer pleinement sa charge au maximum de ses capacités et donne à entendre distinctement sa voix. Au centre de ses partenaires, Monk semble s’amuser de ses trouvailles et les répète à l’envi.
Rouse ne s’en offense pas outre mesure. Il déroule des phrases en parfait hard-bopper, montant et descendant les gammes avec entrain et un peu d’acidité. Ce chant simple, s’il n’innove pas, remplit son office sans dépareiller. D’autant mieux, que, en rythme de croisière, la basse-batterie souple et bondissante lui propose un swing métronomique. Le tout tourne à merveille. A tel point d’ailleurs que Monk, qui a toujours privilégié le retrait de soi lorsqu’il n’est pas nécessaire d’en ajouter, cesse de jouer au bout de trois minutes environ. Le quartet devient trio. Nul besoin de s’offusquer d’ailleurs comme le fit Miles en décembre 1954, simple question d’économie musicale.
Aux alentours de quatre minutes trente, c’est au piano de prendre la parole. Ne conservant qu’une note de basse de l’accompagnement précédent, Thelonious Monk s’attache, avant toute chose, à démonter le thème. Il le rend bancal par des frottements inattendus, des dissonances savamment choisies et insiste sur des touches percutées. Une fois le thème déballé et mis à plat, il passe ensuite à de l’invention pure.
Brisant le clavier de cellules brutes, déroutantes de naïveté, il explore dans le même temps qu’il crée avec l’enthousiasme de l’enfance. La joie et l’humour sont ceux des origines. Peu soucieux de dérouler une narration classique, il creuse sa matière, taille dans le marbre, fait sauter éclats et copeaux, écrase les harmonies ou en libère d’autres. Derrière lui, la rythmique qui ne faiblit pas, se charge de la vitesse. Monk travaille sans empressement, avec minutie ; il met en branle une pensée musicale verticale extrêmement dense.
Vers les six minutes, les propositions gardent toujours de leur pertinence mais l’écart de temps entre chacune d’entre elles prend de l’ampleur. Non que Monk soit à court d’idées mais il semble se noyer dans la rythmique. Et cette dynamique lui suffit, il finit même par réduire son propos à un fil ténu. Progressivement, il se retire et atteint un pic d’absentéisme qui permet de passer un relais subtil à la contrebasse, interrogeant dans le même temps la place du pianiste au sein de son propre groupe.
L’effacement perceptible lors de ces dernières interventions est admirable. Une oreille attentive ne peut que s’interroger sur les intentions du pianiste. Absence ou présence ? Présence dans son absence ? Cet espace de temps qu’il s’accorde est un mélange d’assurance et de relâchement et donne à la fois une sensation d’étirement et de suspension. De l’immobilité qui bouge pourrait-on dire, et qui par son retrait dessine un paysage nouveau. Ôter du son, tailler dans le silence pour concevoir de la musicalité, tout le génie de Thelonious Monk.