Chronique

Offering

Concert Triton 2013

Christian Vander (voc, dms), Stella Vander (voc, perc, fl), Hervé Aknin (voc, perc), Isabelle Feuillebois (voc, perc), Frédéric d’Oelsnitz (p, Rhodes, kb, perc), Tony Paeleman (p, Rhodes, kb, perc), Jean-Marc Jafet (elb, perc), Pierre Marcault (perc), Philippe Gleizes (dms).

Label / Distribution : Seventh Records

Près de 30 ans séparent cet enregistrement – réalisé à la faveur d’une série de trois concerts au Triton en juillet 2013 – des premières prestations scéniques d’Offering, une formation mise sur pied par Christian Vander à l’aube des années 80, quand Magma perdait de vue ses années fastes [1], mais qui n’a jamais bénéficié de la renommée du vaisseau amiral de son instigateur. Tout semble opposer ces deux entités pourtant complémentaires : d’un côté Magma, ses compositions fleuves soumises aux influences d’Europe centrale, son extrême précision, ses trilogies opératiques à l’interprétation martiale parcourue d’élans choraux en kobaïen, ses évocations sous-jacentes de Carl Orff, Bartók ou Stravinsky ; de l’autre Offering, groupe conçu comme hommage à John Coltrane, ses sources afro-américaines, son appel à la transe et ses compositions offrant une large place à l’improvisation. Vander est coutumier de ces dichotomies, lui qui ne cesse depuis 45 ans d’exprimer par son Cri un antagonisme amour/désespoir qu’il ne résoudra probablement jamais.

Seventh Records a entrepris une mise en ordre filmée du répertoire de Magma avec la publication d’une série de DVD enregistrés au Triton (Les Lilas, 93). Tout a commencé en 2005 par quatre semaines consécutives de concerts, chacune consacrée à une partie du répertoire historique composé entre 1970 et 1975 et ouverte à ses figures historiques (Klaus Blasquiz, Jannick Top, Benoît Widemann…). Quatre DVD Mythes et Légendes ont ainsi vu le jour entre 2006 et 2008. Un cinquième volet incluant des compositions plus récentes, enregistrées dans la même salle en 2011, est venu compléter cette série récapitulative en 2013. Ainsi était recomposé de façon homogène un panorama musical en images, reflet de toute l’histoire d’un groupe atypique.

Il manquait dans cette mise au jour un chapitre essentiel du roman vandérien, cet Offering si charnel dont les concerts (ainsi que les disques parus entre 1986 et 1993) ont parfois suscité des interrogations du fait de leur radicalité formelle. On y découvrait un Christian Vander essentiellement chanteur, parfois pianiste – à peine s’installait-il de temps à autre derrière sa batterie, qu’il confiait à d’autres – habité d’une fièvre qui le consumait de l’intérieur, dans une mise à nu qui était aussi pour lui comme une mise en danger. Un concert d’Offering, c’était un rite initiatique païen, une invocation de la spiritualité coltranienne. Aujourd’hui, on peut découvrir non sans plaisir le sixième volet filmé du corpus musical imaginé par Christian Vander. Offering revient avec Concert Triton 2013, un DVD (complété par un double CD) qui permet de (re)découvrir les pièces essentielles d’un répertoire singulier.

Pour faire à nouveau revivre Offering, Vander s’est entouré des trois voix actuelles de Magma, Stella Vander, Isabelle Feuillebois et Hervé Aknin. Puis il a fait appel à deux membres historiques du groupe : le rayonnant percussionniste Pierre Marcault et le bassiste Jean-Marc Jafet, dont la discrétion scénique ne peut faire oublier la présence rythmique et mélodique. Pour compléter l’équipe, il est allé chercher un trio de nouveaux entrants : aux claviers, Frédéric d’Olesnitz, ancien membre de Magma, et Tony Paeleman dont le jeu onirique révélé par l’album Slow Motion s’accorde a priori bien avec les mondes intérieurs d’Offering. Vander s’est enfin tourné vers un batteur dont la présence scénique est proche de la sienne, Philippe Gleizes, qu’on connaît à la fois comme membre du Jus de Bocse d’un autre phénomène, Médéric Collignon, et par l’énergie Zeuhl de son Caillou. Une équipe motivée, prête à en découdre avec un répertoire qui ne se laisse pas apprivoiser si facilement.

En un peu plus de deux heures, les grandes pièces d’Offering sont présentées dans des versions fidèles à leur original [2]. Avec Concert Triton 2013, on plonge au cœur des deux premiers disques du groupe, qui en réalité formaient un tout. Impossible de rester insensible à l’ouverture majestueuse d’« Offering » [3] ni au thème joyeux, presque sautillant, de « Tilïm M’dohm » ; ces deux compositions mettent en valeur Stella Vander, particulièrement à son aise dans un répertoire qui lui permet de s’accomplir, peut-être même plus qu’au sein de Magma. Le concert est aussi l’occasion d’une autre immersion, plus vertigineuse, dans l’inconnu parfois inquiétant des deux morceaux de bravoure que sont « Joïa », une demi-heure ensorcelante aux résonances africaines [4] et « Another Day ».

Cette longue pièce de près de 45 minutes s’ouvre par un chant extatique qui s’évanouit jusqu’à ce que la musique aille côtoyer les rivages du jazz débridé de Coltrane à l’époque d’« Om » et de ses élans mystiques. Une cérémonie de béatitude et de douleur où les chœurs n’en finissent pas de scander « A Love Supreme, A Love Supreme » et d’en appeler à l’esprit du saxophoniste que Vander invoque lui-même par ses cris. Avant un retour à un climat plus pacifié, qui passe par les contrées du « Lower And Upper Egypt » de Pharoah Sanders. « Earth » quant à lui [5] bénéficie d’un traitement presque funky qui permet au groupe de boxer dans une musique qui est aussi propice à la danse. Les musiciens s’accordent plusieurs pauses mélodiques au piano, comme « Auroville », du regretté Michel Graillier, ou « Les vagues » et « Le temps a passé », deux thèmes composés par un autre ami, Simon Goubert. En conclusion, tout le groupe se transforme en batucada festive autour d’« An Bara Wa », une composition de Pierre Marcault prétexte à la présentation des neuf musiciens. Il leur reste assez d’énergie pour interpréter « Ehn Deïss », ballade crépusculaire et onirique. La fête est terminée.

Cette parution, on l’a dit, comble un manque apparu après la série des Mythes et Légendes. Pour autant, le travail est-il vraiment terminé ? On peut souhaiter que Seventh Records se penche sur deux autres aspects de la musique de Christian Vander qui méritent une attention particulière : son versant jazz, d’une part, célébré dans un quartet hommage à son mentor John Coltrane, et son expérience la plus intime, d’autre part : celle que, seul au piano, il partage de temps à autre avec le public. On se dit alors que Concert Triton 2013 n’est peut-être qu’une étape supplémentaire, en tous cas pas la dernière, du processus d’explication par le son et l’image d’une histoire musicale décidément pas comme les autres.

par Denis Desassis // Publié le 18 août 2014

[1Pour ne revenir vraiment à la scène qu’en 1996, après quelques apparitions sporadiques.

[2Leur captation est assurée par Marcus Linon, fils de Stella Vander et Francis Linon.

[3On appréciera d’autant plus cette composition qu’elle permet de voir Christian Vander utiliser des balais, ce qui est très rare.

[4Le sous-titre français de « Joïa » est « Le chant du sorcier ».

[5Précisons que cette composition n’est présente que sur le DVD.