Entretien

Olivier Laisney, géométries mystiques

Rencontre avec le trompettiste Olivier Laisney

Olivier Laisney, photo Laurent Poiget

À la tête de Yantras ou de Slugged, compagnon de jeu régulier de Magic Malik et de Stéphane Payen, Olivier Laisney est un trompettiste chercheur et recherché, à la sonorité précise et articulée. À quelques jours de la sortie du premier album de Yantras sur le label Onze Heures Onze, il devenait urgent de le rencontrer.

Olivier Laisney et Julien Pontvianne. Oxyd au studio de l’Ermitage (Paris), mai 2019. photo Laurent Poiget

- Pourriez-vous revenir sur votre parcours et sur ce qui vous a amené au jazz ? 

J’ai commencé l’apprentissage de la trompette classique à l’âge de 10 ans à Coutances, la ville de Jazz sous les Pommiers. Lorsqu’à l’âge de 16 ans j’ai commencé à m’intéresser sérieusement à l’improvisation, je me suis inscrit à l’école de musique de Granville, où il y avait une section jazz dirigée par Thierry Lhiver puis Samuel Belhomme. Par la suite, j’ai participé à des ateliers organisés par Michel Cousin, batteur coutançais. Ils étaient dirigés par Gilles Grignon, guitariste et enseignant à l’école Arpej, qui m’a encouragé à venir à Paris, en expliquant notamment à mes parents que si je souhaitais en faire mon métier, aller à Paris pouvait être une bonne chose. Après le bac, je m’y suis donc installé et j’ai suivi en parallèle les cours de l’École Arpej, dirigée par Michel Goldberg, et ceux du conservatoire du 9e arrondissement. Je suis également passé par les bancs de l’IACP, l’école des Frères Belmondo. Les enseignants transmettaient une grande énergie à leurs élèves, il fallait être réactif, présent, il y avait beaucoup d’émulation au sein de l’école. Ensuite, je suis entré à l’École nationale de musique de Noisiel, car Sylvain Gontard y enseignait. J’avais besoin d’une autre vision de l’improvisation. Il était fan de Freddie Hubbard et m’a donné des routines de travail et beaucoup de clés. Il m’a également aidé à préparer le concours d’entrée au CNSM où j’ai été admis en 2010. J’y ai rencontré Alexandre Herer et Julien Pontvianne, avec qui nous avons créé le collectif/label Onze Heure Onze. 

- Vous avez mentionné Woody Shaw et Freddie Hubbard parmi vos influences, pourriez-vous nous en dire plus sur ces inspirations ou d’autres ?

Oui, j’ai en quelque sorte des « boulimies musicales » : je vais écouter un musicien sur une longue période, et dévorer sa musique jusqu’à ce que je n’en puisse plus, puis je passe à un autre. J’ai commencé avec Dizzy Gillespie, puis Chet Baker, Freddie Hubbard, Woody Shaw, Avishai Cohen (le trompettiste), Alex Sipiagin, Shane Endsley, Ambrose Akinmusire, Jonathan Finlayson.

- Stéphane Payen dit de vous (ainsi que des musiciens Alexandre Herer et Julien Pontvianne, avec qui vous avez fondé le label Onze Heures Onze) : « Ces musiciens ont grandi en écoutant tout un tas de musiques et font partie (c’est malheureusement assez rare) de ceux qui ont écouté ce qui se passait ou se passe encore dans leur environnement proche : la nébuleuse autour du collectif Hask, Aka Moon, Octurn, Magic Malik, ou des choses plus free. » On pourrait ajouter d’autres musiciens à cette galaxie, Steve Coleman, vous avez parlé de Jonathan Finlayson, Doug Hammond via le workshop de Stéphane Payen. Pourriez-vous nous parler de vos affinités avec cette galaxie ?

Ce sont tous des influences fortes, je pourrais y ajouter Stéphane lui-même, Gary Thomas, Henry Threadgill, Greg Osby, Sylvain Cathala, Bo Van Der Werf, Jozef Dumoulin, Denis Guivarc’h ou Jim Black. Certaines rencontres m’ont poussé dans cette direction. Notamment lors de masterclass, comme celle de Malik à Noisiel ou Fabrizio Cassol & Aka Moon au CNSM ou en pratiquant et composant avec les membres de Onze Heures Onze. En 2012, j’ai commencé à pratiquer la musique de Stéphane Payen au sein de son Workshop. Sa musique était nouvelle pour moi, inhabituelle. Il n’y avait pas de partitions, on faisait tout oralement. C’est une musique qui demande beaucoup d’investissement, mais c’était la musique que j’écoutais, que je voulais jouer. Au CNSM, il y avait à l’époque très peu de gens qui jouaient cette musique, c’est quelque chose qui m’a manqué là-bas. Des musiciens qui étaient familiers et écoutaient vraiment la musique de Steve Coleman et de sa nébuleuse, il y en avait très peu. Après le CNSM, j’étais très heureux de rencontrer quelqu’un comme Stéphane, d’avoir les clés de compréhension de cette musique. J’étais heureux de trouver un « mentor », quelqu’un qui m’explique tout ça, car c’est une musique aux rouages assez hermétiques. 

- Il y a eu aussi la rencontre avec Malik …

En 2014, j’ai remplacé Airelle Besson dans le projet d’Aka Moon autour de la musique de Bach, dans lequel Malik jouait. Ensuite, j’ai fait une masterclass à l’Abbaye de Royaumont, où il était en résidence pendant trois ans. j’ai fait une formation avec lui là-bas, ça devait être en 2016, c’était idyllique. On jouait tôt le matin, jusque tard le soir. Malik avait le projet de monter une fanfare et à la fin du stage, il nous a proposé, à Pascal Mabit (saxophoniste) et moi-même, d’en monter une. La semaine suivante, nous avions déjà monté une équipe, c’était la naissance de la Fanfare XP.

 - Je crois savoir que vous êtes également très investi dans le 5tet de Malik, le Jazz Association Quintet. Vous êtes également un des fondateurs de la fanfare XP, avec donc Pascal et Malik. 

À ce moment-là, Malik était dans un besoin de transmission. Cette envie de passation, Stéphane l’a aussi et ça vient peut-être un peu de Coleman, cette idée de s’entourer de gens qui sont disponibles, qui sont passionnés par cette musique et qui sont prêts à investir beaucoup de leur temps. Un jour, Malik m’appelle et me dit qu’il a envie de jouer des standards. J’ai donc organisé une session avec des musiciens avec qui j’étais en relation depuis mon passage au CNSM. À la fin de la session, Malik nous a proposé de faire un groupe. Le mois suivant nous jouions au Baiser Salé, où nous sommes encore en résidence. Pour le répertoire, la thématique s’est instaurée d’elle-même, chacun vient avec des morceaux qu’il a envie de jouer. Pour le coup c’est très libre, on ne répète pas ou peu. 

Olivier Laisney. Cycles (groupe de Benoît Lugué) au Studio Sextan (Malakoff), janvier 2016. Photo Laurent Poiget

- Il y a quelque chose qui frappe dans l’approche de plusieurs de vos groupes, en particulier ceux où l’on vous retrouve avec Malik : cet équilibre entre liberté et contrainte. Toute forme artistique est faite de cet équilibre, c’est une idée assez commune voire rebattue, mais chez vous ça me paraît être particulièrement le cas. Il y a toujours d’un côté cette présence de chartes et de dispositifs et en même temps ce lâcher prise, cette recherche de l’ivresse. 

Malik, a pu avoir des périodes où il travaillait avec beaucoup de systèmes et de contraintes comme les « taléas colors » ou les signatures tonales. Il s’en est aujourd’hui énormément libéré. De mon côté, j’ai encore ce besoin. J’utilise beaucoup les modes à transpositions limitées d’Olivier Messiaen. J’y trouve un puits sans fond de couleurs harmoniques. Il y a pour moi un côté très ludique à utiliser ces couleurs dans différents cadres. Et je garde un attachement fort aux standards, qui sont de merveilleux terrains de jeux et d’exploration. Cette idée de mélange des genres est la fondation de mon dernier projet Yantras. 

Dès que la dynamique se perd, tu perds tout, tu perds les auditeurs.

- Votre album Monks of Nothingness avec cette formation sort en janvier, pourriez-vous nous présenter ce groupe ?

Yantras est un quintet. Il se compose de Franck Vaillant à la batterie, Romain Clerc-Renaud aux claviers, Damien Varaillon à la contrebasse, Malik Mezzadri à la flûte et moi même à la trompette et à la composition. Mike Ladd est venu rapper sur deux titres, j’ai toujours apprécié sa manière de rapper et la teneur de ses textes, souvent abstraits et poétiques. Nous avons enregistré l’intégralité de l’album en une journée et demie, au studio Libretto avec Erwan Boulay, ingénieur du son avec qui j’ai travaillé sur mes deux derniers albums. Je voulais un son assez produit, plus « musiques actuelles » que jazz, sachant qu’on utilise de l’électronique. Romain y joue sur plusieurs claviers et Franck utilise une batterie hybride. 

- La présentation de ce groupe mentionne un cadre structurel assez prégnant, à travers plusieurs techniques compositionnelles. Peut-être même un univers philosophique, il s’agit d’une notion hindouiste c’est bien ça ?

Un Yantra est une forme géométrique, un support de méditation. Dans cette formation, un morceau correspond à un mode à transposition limitée et à un ensemble de lignes, mélodiques, harmoniques ou rythmiques au sein desquels chaque musicien est libre de jouer ce qu’il veut. Il n’y a pas de structure fixe, pas de premier temps, chacun est responsable de la musique que l’on va produire ensemble. On monte sur scène sans trop savoir ce qu’il va se passer, il ne faut rien lâcher, ça demande une très grande concentration de la part de tout le groupe. Le risque avec ce fonctionnement, c’est qu’il peut y avoir autant de moments de magie, quand tout le monde va dans le même sens, que de moments d’errance ou l’énergie se perd. En concert, les gens le ressentent directement. Dès que la dynamique se perd, tu perds tout, tu perds les auditeurs. C’est ce que je cherche avec Yantras et dans la musique en général, ces moments de connexion, ces moments un peu mystiques.

Olivier Laisney, Onze Heures Onze Festival, Studio de l’Ermitage (Paris), mai 2016. Photo Laurent Poiget

 

- Je lis aussi le système des « taleas colors ». Intriguant !

Les « taleas colors », viennent de l’Ars Nova, un courant de la musique médiévale. On utilise ce système avec la Fanfare XP. L’idée est de réduire la musique à des formes essentielles. Par exemple, pour un instrument à percussions on utilisera seulement les sons courts ou longs, ainsi que les hauteurs graves ou aiguës. 

- Nous n’avons pas parlé de musique du XXe, mis à part les modes d’Olivier Messiaen. Je ne sais pas si vous voulez en dire deux mots ?

J’ai beaucoup écouté et lu Olivier Messiaen, étudié quelques traités de musique contemporaine. Il y a un clivage entre la musique contemporaine et le jazz d’aujourd’hui que je trouve regrettable. La véritable différence serait peut-être « l’improvisation ». Mais d’après moi, nous parlons la même langue. 

- Finissons sur vos projets présents et futurs, dans une année certes plus que bousculée pour la vie des musiciens, les tournées et les sorties de disque.

Il y a beaucoup de projets à venir, malgré une année très compliquée. Début janvier sortira donc mon troisième album en tant que leader, sur le label Onze Heures Onze. Il y a aussi plusieurs disques en préparation : le troisième volume du Onze Heures Onze Orchestra, le nouveau Gros Cube d’Alban Darche, le premier disque du Quintet de Sylvain Cathala, le nouveau projet de Magic Malik, Plateforme XP Afrobeat, le nouveau disque de la Fanfare XP toujours chez Onze Heures Onze, le deuxième disque de Vide Median, projet du bassiste Timothée Robert, le Vol.4 du Workshop de Stéphane Payen.