Chronique

Orchestre National de Jazz Daniel Yvinec

Piazzolla !

E. Risser : p, p préparé, fl alto ; V. Lafont : F. Rhodes, Wurlitzer, élec. ; A.-Tri Hoang : as, bcl ; R. Dumoulin : ts, cl, bcl ; M. Metzger : ss, as, bs, systalk box ; Joce Mienniel : piccolo, fl, flûte basse & alto ; S. Bardiau : tp, bugle, tb à piston ; P. Perchaud : g ; S. Daniel : el.b. ; Y. Serra : d ; G. Goldstein : arr ; D. Yvinec : dir

Label / Distribution : Jazz Village

Ça commence comme un album de l’Orchestre National de Jazz - Daniel Yvinec, avec un enregistrement d’archives. Ils nous avaient déjà fait le coup avec Around Robert Wyatt, puis sur scène avec Broadway In Satin, la voix de Billie Holiday. Daniel Yvinec est d’ailleurs coutumier de ces musiques « off » évocatrices et nostalgiques, comme en attestent ses trois albums en compagnie de Guillaume de Chassy : Chansons sous les bombes, What A Wonderful World et Songs From The Last Century.

Pourtant, si l’album s’intitule de façon peu équivoque [Piazzolla !, ce n’est pas le bandonéon d’Astor que nous entendons en introduction mais la voix de… Carlos Gardel. Comment ne pas préciser alors que Piazzolla, à peine adolescent, joua brièvement avec la star absolue du tango des années 1930 dans un film intitulé « El día que me quieras », dont la chanson éponyme ouvre donc cet album. Logiquement, la chroniqueuse tangolâtre embraye alors sur Astor, sa vie (cosmopolite), son œuvre (immense), ses sales fréquentations (tortionnaires du régime Galtieri) et s’attelle à vous tartiner une monographie de 800 pages sur ce compositeur-charnière qui sauva à lui (presque) tout seul le tango de la ringardisation comme le firent, en d’autres temps et lieux, pour le jazz, les musiciens be-bop puis la new thing.

Seulement, ceci est une chronique d’album, pas une biographie critique du plus grand musicien de tango mort [1], et nous sommes en présence d’un album de l’ONJ Yvinec, pas d’un coffret commémoratif Piazzolla. La chroniqueuse remise donc la pâte à tartiner et va vous parler de l’album, rien que de l’album. Enfin, dans la mesure du possible.

Piazzolla !, donc, est un album réalisé sous la direction artistique de Daniel Yvinec et avec des arrangements de Gil Goldstein.
Dès le premier morceau, qui enchaîne assez habilement deux des « tubes » de Piazzolla – « Chiquilín de Bachín » et « Balada para un loco » [2], on entend planer sur l’album l’ombre d’un autre Gil. Il y a en effet quelque chose dans l’arrangement de cette première plage – dans les masses orchestrales, dans les harmonies et l’utilisation des vents - qui rappelle certaine version bien connue du Concerto d’Aranjuez. « Sketches of Piazzolla » aurait été un bon titre, non ?
Quant à la deuxième plage, « Libertango » [3], le son du Fender Rhodes vous remet en mémoire un autre concerto d’Aranjuez, celui qui introduisait « Spain » de Chick Corea.

Mais ces réminiscences ne sont pas tout.

Ici comme pour le morceau précédent, l’exposition du thème joue de plusieurs ressorts : mise à distance de l’original en changeant totalement la rythmique, reprise et extension des motifs répétitifs déjà présents dans la partition – ces ostinatos typiques du tango moderne qui doivent beaucoup à la musique baroque. Ici encore, le morceau commence faussement doux, hachuré de dissonances discrètes, de clins d’œil éphémères (« Riders On The Storm » ?) et de bruits d’instruments, puis le son enfle, devient menaçant et bouillonne sourdement, émulsionné par les vents qui soufflent en spirale, fouetté par une batterie furieuse, jusqu’à l’éruption brève que suit le silence.

Deux plages, trois tubes. Daniel Yvinec n’a pas joué au chat et à la souris en allant chercher des incunables, non, son ONJ se collette avec les morceaux les plus connus, parfois – on l’a vu – les plus galvaudés, ceux que chacun a en tête même s’il ignore le nom d’Astor. Viennent ensuite d’autres tubes : « Oblivion » [4], « Vuelvo al Sur » et d’autres titres moins connus du grand public – peut-être parce qu’ils ne furent jamais chantés ? parce qu’ils se rattachent à une esthétique plus « savante » ? - mais jalons essentiels de l’œuvre de Piazzolla : « Tres minutos con la realidad », « Adios Noniño »…

C’est sur la version instrumentale de « El día que me quieras », enchaînée à « Oblivion », qu’apparaît pour la première fois en vedette un protagoniste important du disque : le « bandonéon virtuel », mélange de flûte, saxophones, clarinettes, claviers, effets électroniques chargé d’établir la distanciation nécessaire pour que cet album soit un disque de l’ONJ et pas une reprise de Piazzolla.
Chargé aussi d’imprimer à l’album un son particulier, celui de l’ONJ, concrétisation de ce qui s’esquissait sur Around Robert Wyatt et prenait forme sur Shut Up And Dance. Une texture singulière qui ne relève d’aucune obédience - ni jazz classique, ni pop, ni jazz-rock, ni rock -, mais les butine toutes et les enveloppe d’un tissu timbral fait de médiums et d’aigus soyeux, fibreux, et de basses évoluant en eaux profondes.

Ce n’est qu’au milieu du disque que l’on ose se frotter aux topiques du tango nuevo : la rythmique 3-3-2 avec « Tres minutos con la realidad », un morceau quasi symphonique, ici superbement traité dans une manière entre Lalo Schifrin et Miles Davis [5], et le bandonéon qui apparaît sur les 43 secondes de « Flores Negras », un tango traditionnel, toujours pas joué par Piazzolla.

Présence-absence d’Astor donc, tout au long de l’album. Absent « physiquement » puisqu’on n’entend que ses influences, jamais lui ; présent par ses compositions, triturées certes mais clairement reconnaissables, et par cette intensité fiévreuse, cette façon de mordre dans le son sans laquelle un morceau de Piazzolla n’a guère de sens.

Cet ensemble auquel on a souvent reproché, à ses débuts, sa « froideur », affirme ici au contraire une personnalité bouillante dans un répertoire qui ne supporte pas la tiédeur. Nulle tiédeur ici en effet, sauf peut-être dans un « Mi refugio » plus joli que profond, que rachète amplement la fin du disque avec un « Adiós Noniño » d’anthologie qui pousse à son extrémité l’écriture fuguée du morceau et assume pleinement - pour le coup - sa filiation jazz, ou la remarquable et inquiétante « Pantaleón improvisación » [6] . C’est sans doute cette passion, cette incarnation qu’exprime le point d’exclamation du titre.

Piazzolla !

par Diane Gastellu // Publié le 15 octobre 2012
P.-S. :

Le programme Piazzolla ! a été coproduit par le Pannonica (voir notre reportage) et le Lieu Unique avec le soutien de la Spedidam.

[1Juan José Mosalini et Juan Cedrón se portent fort bien, merci, et ce dernier annonce une prochaine tournée en France.

[2Dont Julien Clerc donna une chevrotante transposition curieusement traduite/adaptée par E. Roda-Gil.

[3L’un des succès majuscules de Piazzolla, ressassé en France dans une version chantée par Guy Marchand.

[4Instrumental que Julien Clerc, toujours lui, chevrota également sur des paroles françaises de David McNeil.

[5Lalo Schifrin collabora d’ailleurs avec Astor Piazzolla au temps de leur séjour à Paris dans les années 1955-57, aux côtés d’un certain… Martial Solal.

[6Pantaleón était le deuxième prénom d’Astor P.