Entretien

Steve Lehman, l’âme de la machine

Rencontre avec le saxophoniste Steve Lehman à propos de son travail avec l’Orchestre National de Jazz.

Steve Lehman © Gérard Boisnel

Parmi les artistes les plus précieux de ce début de siècle, le saxophoniste et compositeur Steve Lehman se pose parmi les plus légitimes prétendants au titre suprême. Élève d’Anthony Braxton à la Wesleyan University (il a fait notamment partie de son 12+1tet), il a également pérégriné aux côtés de Vijay Iyer et Rudresh Mahanthappa. Parallèlement, Lehman a étudié à Columbia avec les compositeurs Tristan Murail et George Lewis. Musicien syncrétique par excellence, on le retrouve également aux côtés de musiciens sénégalais de hip-hop dans le passionnant Sélébéyone. C’est donc presque naturellement que la rencontre avec Fred Maurin, autre passionné de musique spectrale, s’est déroulée à l’IRCAM pour la mise en œuvre d’Ex Machina en compagnie de l’Orchestre National de Jazz. Alors que le disque paraît être ce qui restera l’un des pans les plus ambitieux de l’ONJ, il semblait indispensable d’interroger Steve Lehman sur ce travail avec des instruments électroniques et sur sa vision plus globale de la musique. Rencontre avec un artiste attentif et passionnant.

- Avec Frédéric Maurin, vous avez la volonté d’intégrer des références à la musique spectrale ; le compositeur Tristan Murail a été votre professeur et une influence importante de Maurin. Est-ce un axe déterminant de votre rencontre ?

Il me semble que Fred Maurin et moi sommes intéressés depuis de nombreuses années par l’utilisation des idées de la tradition spectrale française comme cadre d’improvisation. J’ai rencontré Tristan Murail pour la première fois en 2001, et je l’ai invité à donner une conférence à l’université Wesleyan, où j’étais étudiant diplômé. Et, comme vous le mentionnez, j’ai ensuite terminé mes études de doctorat en composition sous sa tutelle. C’était en 2012. Je pense donc que Fred a décidé de me contacter après avoir pris connaissance de mon travail et de mes intérêts - vers 2016, je crois.

Steve Lehman

- Il y a beaucoup de références dans ce disque réalisé avec l’ONJ, de Murail à Gérard Grisey en passant par le percussionniste cher à Wadada Leo Smith, Pheeroan AkLaff. Comment se sont construits ces choix d’hommages ?

Oui, c’est vrai. Dans mon cas, je pense que c’est fondé sur mes expériences personnelles. Comme vous le savez peut-être, Pheeroan AkLaff et moi avons enregistré un album en trio avec Mark Dresser en 2003, intitulé Interface. Il a été un mentor important pour moi depuis notre première rencontre en 1996. Il joue un rôle central dans le travail de nombreux saxophonistes importants comme Oliver Lake, Henry Threadgill et bien d’autres. D’une manière générale, j’ai eu beaucoup de chance en ce qui concerne les relations musicales que j’ai entretenues au fil des ans. De Jackie McLean et Anthony Braxton à Alvin Lucier et Tristan Murail en passant par Meshell Ndegeocello et Gaston Bandimic. Je pense que tout cela se retrouvera dans la musique d’une manière ou d’une autre.

C’était un défi singulier pour moi de composer ce type de musique pour tant de musiciens que je n’avais jamais rencontrés auparavant.

- Comment aborde-t-on le travail avec un orchestre comme l’ONJ ? Que pensez-vous du rôle de cet orchestre institutionnel et pourtant libre de ses mouvements ?

Il s’agit d’un groupe extraordinaire et c’était une opportunité vraiment significative pour moi que cette brochette de musiciens se concentre sur mon travail. Ainsi que d’avoir une telle quantité de ressources institutionnelles et financières investies dans le projet. De plus, comme vous l’avez mentionné, l’ONJ est une institution massive à certains égards, mais elle est également très flexible et adaptable, ce qui est inhabituel. C’était un défi singulier pour moi de composer ce type de musique pour tant de musiciens que je n’avais jamais rencontrés auparavant. Mais Fred a fait un travail superbe en réunissant un ensemble de musiciens parfaitement aptes à s’engager dans ma musique, à la transformer et à la rendre bien meilleure que je n’aurais pu le faire moi-même.

- Comment s’est déroulé le travail avec l’IRCAM ? Comment aborde-t-on les interactions avec un tel logiciel créatif ? Est-ce qu’il a influencé l’instrumentarium de l’orchestre ?

Je mène des projets de recherche à l’IRCAM depuis 2011, principalement avec Gérard Assayag et Jérôme Nika, qui sont tous deux particulièrement brillants. Je pense que Fred Maurin l’a compris et que c’est ce qui l’a amené à proposer d’impliquer l’IRCAM. Je ne sais pas si le travail avec l’électronique interactive a changé l’instrumentation. Mais nous avons certainement travaillé en étroite collaboration avec l’IRCAM et développé des outils qui sont réellement intégrés dans la structure de la musique à bien des égards.

Il ne s’agit pas d’une simple couche décorative. Et je pense que c’est tout à l’honneur de la technologie et de l’orchestration de toutes les pièces que, très souvent, on ne sache pas très bien quels sont les sons produits par des moyens électroniques et ceux qui sont produits par des moyens acoustiques.

Steve Lehman, Jonathan Finlayson

- Vous avez beaucoup travaillé avec Anthony Braxton qui pense beaucoup ces interactions, à la fois avec le logiciel SuperCollider dans ses Diamond Curtain Wall mais aussi dans sa Echo Echo Mirror House Music qui interroge l’Espace-Temps musical et dont vous avez été partie prenante. Sont-ce des influences importantes ? Quelles sont les différences d’approche ?

Oui, Braxton est toujours une référence importante pour moi. Dans le domaine de l’interaction entre l’ordinateur et l’homme, je pense que George Lewis, avec qui j’ai également joué et étudié, est peut-être un peu plus présent dans ma façon de voir les choses. Le travail de George à l’IRCAM dans les années 1980, le développement de son logiciel Voyager et sa capacité à intégrer des environnements informatiques à l’esthétique musicale de la diaspora africaine sont très importants pour ma propre vision de ces ressources.

Il ne s’agit pas d’une simple couche décorative.

- Vous avez rencontré Frédéric Maurin en 2016 pour commencer à travailler avec l’IRCAM sur Ex Machina, le processus a-t-il été très long ou les différents confinements ont-ils été des freins à votre création ?

Fred et moi nous sommes rencontrés en 2016. Il m’a proposé de travailler avec lui en 2019. Nous avons ensuite véritablement commencé à travailler ensemble vers la fin de l’année 2021, à la suite des restrictions imposées par la COVID. De mon point de vue, le processus de collaboration avec Fred a été très naturel et spontané. C’est un grand leader et un grand orchestrateur, et il m’a donné d’innombrables idées et conseils pour améliorer mes morceaux au cours de nos répétitions avec l’ONJ. Il se concentre toujours à 100 % sur l’excellence de la musique et veille à ce que chaque musicien se sente respecté et encouragé. Et je considère cela comme très rare de nos jours.

Steve Lehman © Gérard Boisnel

- Le son de votre saxophone est reconnaissable entre mille. Comment l’avez-vous travaillé ? Qui sont vos modèles ?

Je suis très touché de vous entendre dire cela. Je vous remercie. Cela ne surprendra peut-être personne si je dis que ma principale référence pour le son de mon saxophone est Jackie McLean. Et je suis très sincèrement reconnaissant d’avoir eu la chance d’étudier en contact étroit avec lui de 1997 à 2001. Si mon son est un sur mille, le sien doit être un sur un million ! Je prends donc modèle sur lui et j’essaie d’avoir une approche du timbre, du phrasé, de l’attaque, de l’harmonie, de la mélodie et du rythme qui s’assemble en un composite facilement reconnaissable et représentatif de mon identité.

S’il se passe quelque chose d’intéressant sur le plan rythmique, harmonique, timbral, structurel, alors je peux être enthousiasmé par la musique.

- On a apprécié récemment le second volet de votre travail avec Sélébeyone, pouvez-vous nous parler de cette rencontre avec des musiciens de hip-hop sénégalais ? Et avec HPRIZM ?

Sélébéyone est un projet très important pour moi. Et j’espère que nous continuerons à travailler ensemble jusqu’à la fin de nos jours. HPrizm et moi nous sommes rencontrés à New York en 2005. Il est devenu un ami proche et quelqu’un que je considère comme faisant partie de mon cercle restreint de collaborateurs artistiques. Maciek Lasserre m’a fait découvrir la communauté des MCs sénégalais qui rappent en wolof, vers 2006, via des groupes comme Da Brains et d’autres. Et il m’a présenté Gaston Bandimic, envers qui je suis éternellement reconnaissant.

- Ce travail avec des musiciens de hip-hop se regarde en miroir avec l’intérêt de Fred Maurin pour le Metal. Ces incursions dans la musique populaire nourrissent-elle la réflexion sur la musique contemporaine ?

Oui, c’est vrai. Bien que Fred s’intéresse également à diverses formes de hip-hop. En général, je ne trouve pas très utile de penser en termes sous-culture et de Culture avec un grand C, voire de distinctions entre les genres. S’il se passe quelque chose d’intéressant sur le plan rythmique, harmonique, timbral, structurel, alors je peux être enthousiasmé par la musique. 

- Vous qui connaissez bien la France, pensez-vous que des parcours syncrétiques comme le vôtre, et le passage de Sélébéyone à la musique spectrale en l’espace de quelques mois, sont plus faciles à comprendre et à accepter aux États-Unis qu’en France ? Les musiciens ont-ils développé une plus grande liberté d’action de l’autre côté de l’Atlantique ?

Bonne question. Il m’est difficile d’y répondre. Je pourrais certainement citer un grand nombre de superbes musiciens en France qui semblent s’inspirer de traditions musicales disparates. Pour moi, la tension dans ce genre de « démarche » vient vraiment du fait qu’il faut essayer d’équilibrer les compétences et l’expertise avec un certain type d’ouverture d’esprit. En tant qu’artiste, vous voulez être très rigoureux et vous astreindre à des normes élevées en matière de savoir-faire. Mais il faut aussi être libre d’explorer et d’entrer dans des univers musicaux qui peuvent vous être étrangers et/ou dans lesquels vous n’avez que très peu d’expertise, et vers lesquels vous devez éventuellement travailler. Dans mon cas, les échanges les plus substantiels avec des musiciens de différentes cultures musicales ont eu lieu lorsque j’ai pu m’engager pendant de longues périodes.

Steve Lehman © Gérard Boisnel

- Comment avez-vous abordé l’incroyable base rythmique de cet orchestre (Rafael Koerner et Sarah Murcia) ? Vous a-t-elle aidé à construire Ex-Machina ?

Ils sont tous les deux incroyables. Nous avons tous les trois répété en trio pendant deux jours, alors que j’en étais au tout début de la composition de la musique de l’album. En travaillant avec eux, j’ai réalisé que je n’avais pas besoin de limiter ou de simplifier mes idées sur le rythme. Ils font tous les deux un travail remarquable en exécutant tout ce qui est écrit dans les moindres détails, tout en fournissant une base solide pour les autres membres de l’ensemble.

- Quels sont vos projets à venir ?

Mon trio, avec Damion Reid à la batterie, Matt Brewer à la basse et Mark Turner comme invité spécial au saxophone ténor, vient d’enregistrer en direct la musique du quartet d’Anthony Braxton des années 1970 et 1980. Ce projet devrait donc faire l’objet d’une tournée en 2025, l’année du 80e anniversaire de Braxton.