Sur la platine

Paul Brousseau, la possibilité d’un disque

The lost album of Paul Brousseau


Paul Brousseau, photo Christian Taillemite

Ceci n’est pas un disque, dans le sens où Magritte a intitulé son tableau « Ceci n’est pas une pipe » et si ceci n’est pas une pipe mais sa représentation, cet enregistrement n’est pas un disque mais sa possibilité puisque, à bien l’écouter, ce solo de Paul Brousseau nous invite à l’orée de son univers.

Paul Brousseau, pianiste et claviériste, a connu un parcours à rebours. Autodidacte, c’est sur la fin de ses années d’apprentissage qu’il revient au Conservatoire de Poitiers (sa ville d’origine) pour parfaire sa pratique. De ce désir de laisser primer l’envie de musique sur la perfection de son exécution, il conserve une approche personnelle qui en fait un musicien de valeur aux oreilles de ses futurs employeurs, et non des moindres. Durant les années 2000, outre les formations aux frontières du rock dans lesquelles il évolue, deux collaborations notables sont à ranger à son actif et participe à son cheminement. Sa place dans le quintet de Louis Sclavis qui donnera lieu au disque L’Imparfait des langues en 2006 chez ECM et Le Sens de la marche, le grand orchestre de Marc Ducret (au côté de Mathieu Metzger, autre Poitevin, avec qui il entretient une relation au long cours) en 2009 sur Illusions où il apporte sa science du clavier et des sonorités électroniques à gros grains.

Sur la décennie suivante, en miroir inversé de la précédente, preuve de sa capacité à explorer de nombreux territoires, il participe à la formation chantante et colorée de Jean-Marc Padovani sur deux disques Motian in motion en 2015 (chez Naïve) au côté de Didier Malherbe au doudouk et de Ramón López à la batterie et Claude Tchamitchian à la contrebasse - les deux derniers ont été ses professeurs. On le trouve également chez Francesco Bearzatti et Maurizio Martusciello (alias Martux M) pour une réinterprétation de Love Supreme de Coltrane. Mais c’est surtout sa participation à l’Orchestre National de Jazz d’Olivier Benoit de 2014 à 2018, dans lequel il trouvera une place de choix au Fender Rhodes et aux synthétiseurs, qui sera notable. Son apport au son collectif est fondamental dans la couleur générale de l’orchestre, le transportant dans un ailleurs hybride.

Si les claviers sont sa grande affaire puisqu’il les place en exergue de sa propre formation Kolkhöze Printanium (deux disques : Kolkhoznitsa vol.1 et Kolkhoznitsa vol.1 re-edit), un groupe au son synthétique et froid dans lequel il compile les pratiques qu’il applique chez ses employeurs, sorte de Joe Zawinul punk, adepte des ambiances noires et des fulgurances électriques, c’est avec surprise qu’on le découvre à la fin de la décennie en simple duo et au piano au côté de Matthieu Metzger.

Sources (volume 1 et 2, le premier est chez Emouvance, le second sur Bandcamp) avait attiré notre attention en nous plongeant dans une musique épurée, sans effet superfétatoire, une atmosphère de recueillement d’un bleu métallique à la légère dureté, à moins que ce ne soit à la dureté légère, dans les thèmes. Une captation vidéo rend compte de ce répertoire. Paul Brousseau est décidément là où on ne l’attend pas.

Paul Brousseau, photo Christian Taillemite

Ou pour être juste : là où on ne l’entend pas. Le temps passant, en effet, à presque 50 ans, il se dénude encore et le voilà aujourd’hui avec la possibilité d’une proposition nouvelle en solitaire cette fois. Pour qui a eu la chance d’écouter ce « unborn disc » qui a pour nom Parallaxe, il réunit une quinzaine de titres qui mettent l’instrument à l’honneur. Parce que Paul Brousseau est seul, bien sûr, mais surtout parce qu’il aime jouer de son piano et, de fait, sait en tirer le meilleur. Le plus expressif à coup sûr, même si cette expressivité ne souffre aucun trop-plein. Pour tout dire, retirer est le mantra qui le guide.

A partir de pièces totalement improvisées qui semblent pourtant consciencieusement écrites tant le souci de la forme est présent, il propose de pénétrer un univers qui privilégie le ressenti et s’arrête bien avant toute démonstration ostentatoire ou trop savante qui chercherait à en mettre plein les oreilles. Avec parcimonie, il ajoute quelques discrets objets à l’intérieur des cordes pour rendre le piano percussif ou le complète avec des machines. Ce faisant, il le déréalise juste ce qu’il faut et, envisagé sous un angle à peine décalé, rend inhabituel même le son naturel. Cette petite chimie personnelle conduit l’auditeur à l’orée d’un imaginaire étrange.

La brièveté des titres contribue également à dessiner cet univers, concentrant sur quelques idées des humeurs qui induisent une douce attente dès lors qu’elles s’interrompent, et sont la marque d’une grande pudeur. Paul Brousseau semble en effet nous inviter à découvrir son monde et, à pas feutrés, s’en retire aussitôt pour le laisser s’épanouir dans l’imaginaire de l’auditeur. De là, un sentiment de singularité où des paysages intimes sont dessinés que nous ne pouvons que rêver. Au cœur de ce répertoire, la reprise de « Fleurette africaine » de Duke Ellington, rattache tout à la fois le pianiste à une tradition jazz parfaitement maîtrisée et offre un étape familière au milieu de cette promenade errante.

Interprétée dans le vif de l’instant, cette musique prend certainement une dimension supplémentaire : sa grâce mélancolique en fera à coup sûr un moment en suspens. On se plaît à le croire. La discrétion du pianiste à ne pas trop en dire, également. Ce constat ne cache pourtant pas un geste créatif indéniable, à l’élan aussi sûr que l’impulsion qui la fit naître.

par Nicolas Dourlhès // Publié le 12 octobre 2025
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