Entretien

Paul Jarret

Rencontre avec un musicien foisonnant de projets aboutis

Paul Jarret est de ces musiciens qui montent inexorablement, et dont le nom devient peu à peu incontournable. Après avoir été retenu en 2017 par Jazz Migration avec son groupe Pj5, le guitariste vient d’être consacré Talent ADAMI dans le cadre d’un projet avec le batteur américain Jim Black. Pour ce jeune Français aux origines nordiques revendiquées, c’est l’occasion de poursuivre l’ascension.
Rencontre avec un musicien foisonnant de projets aboutis qui va vivre une année 2019 au-delà de ses rêves de gosse : jouer avec un musicien dont il empruntait les disques à la médiathèque !

- Paul, vous avez des origines suédoises : est-ce que celles-ci ont été déterminantes dans la conception de I Told The Little Bird ?

Pour chacun des albums de Pj5, il y a une thématique différente qui sert de fil conducteur : le mot pour notre premier album (Word en 2013), les arbres et l’écologie avec le second (Trees en 2016) et pour le dernier en date I Told The Little Bird, je me sers de la métaphore du petit oiseau pour illustrer mes inquiétudes sur l’avenir du monde. Ça a aussi un rapport avec le fait que je sois devenu papa il y a deux ans… Donc non, finalement pas de rapport direct avec la Suède pour ce disque. Par contre, mes origines suédoises et l’histoire de ma famille sont l’inspiration principale d’un autre de mes projets, EMMA.

Paul Jarret

- Vous avez invité Isabel Sörling sur l’album, dans le même ordre d’idée… Êtes-vous sensible à ce qui se trame en Scandinavie ? Comment appréhendez-vous, de France, cette scène ?

J’ai toujours été très attentif à ce qui se passe musicalement en Suède. Difficile de dire dans quelle mesure cela est lié à mes origines, mais je suis facilement touché par ce qui se fait là-bas, aussi bien dans le jazz, les musiques improvisées, que dans le champ des musiques traditionnelles, de la folk ou du métal et du rock/pop.
Chaque pays scandinave a une scène bien particulière. Ces dernières années, je suis tombé amoureux du label Hubrø qui a une production très dense et souvent passionnante. J’adore Christian Wallumrød et les musiciens qui gravitent autour de lui (Eyvind Lønning entre autres), ainsi que Arve Henriksen, Stian Westerhus, Mats Eilertsen, Eivind Aarset

Au Danemark il y a Jakob Bro qui est, à mon goût, une figure importante du jazz contemporain même s’il est relativement ignoré en France. Et en élargissant aux pays nordiques en général je suis très sensible à ce qui se passe en Islande également, avec Óskar Guðjónsson, Skúli Sverrisson, Hilmar Jensson… Je connais assez mal la scène finlandaise mais j’adore l’esprit et les habitants de ce pays.

Il y a beaucoup d’échanges entre pays scandinaves, les musiciens de là-bas y circulent beaucoup. Mais je regrette qu’il y ait finalement assez peu de communication entre la scène jazz et musiques improvisées de là-bas et la France, à part le travail remarquable de Charles Gil avec Vapaat Äänet et le French Nordic Jazz Transit (surtout axé sur la Finlande et les pays baltes).

- Vous êtes un guitariste qui regarde beaucoup du côté du rock. Quelles sont vos influences majeures de ce côté-ci ?

C’est drôle, car j’ai l’impression d’être complètement largué pour ce qui est du rock contemporain… J’avoue que j’ai du mal avec la plupart des productions d’aujourd’hui, qui me semblent être issues d’un phénomène de mode auquel je ne suis pas vraiment sensible. Ceci dit, il y a certains groupes précis que j’aime beaucoup, je découvre régulièrement des choses un peu par hasard mais j’ai une culture assez lacunaire. Et j’ai l’impression d’écouter en ce moment au moins autant de musique contemporaine, traditionnelle ou électronique… que de rock.

Dans les anciens, il y a bien sûr les classiques, Led Zeppelin, Hendrix (que je me suis toujours bien gardé d’essayer d’imiter… c’est sacré !), Creedence Clearwater Revival, Canned Heat, les Rolling Stones…

Je garde une tendresse pour ce qui a bercé mon adolescence : Nirvana, Deftones, Rage Against The Machine, NOFX, Korn, Radiohead, puis Pantera, Will Haven, Meshuggah, The Dillinger Escape Plan, Mogwai, Converge… Et dans les groupes plus récents ou que j’ai découverts plus tardivement, Sigur Rós, Battles, Loney Dear, Thomas Dybdahl, Jónsi, Bon Iver, Ásgeir, Deerhoof, Ben Howard, Cult Of Luna, Emma Ruth Rundle, Grizzly Bear… Honte absolue, je n’ai découvert Sonic Youth qu’il y a quelques mois seulement… Et je suis complètement fasciné !

- Est-ce l’axe majeur qui vous avait fait croiser Julien Soro dans Sweet Dog, avec votre batteur Ariel Tessier ?

Pas vraiment. Cette rencontre est née de l’envie que nous avions tous les trois de jouer de la musique entièrement improvisée, ce que nous ne faisions pas encore régulièrement à ce moment-là, il y a quelques années. C’était vraiment ça le postulat de base. Le résultat est effectivement assez rock par moments, mais ce n’était pas une volonté précise au départ.

Peu importe le matériau, qu’il soit acoustique ou électrique, pourvu que le résultat garde une certaine spontanéité et qu’il soit libre, vivant.

- Peut-on d’ailleurs dire que Tessier et vous êtes liés dans votre parcours musical ?

Oui, complètement, et c’est amusant parce que nous venons d’horizons musicaux assez différents. Lui a commencé les percussions classiques quand il était gamin et il a grandi en écoutant Stevie Wonder et Michel Camilo… Moi j’écoutais du métal et j’ai pris mon premier cours de solfège à 18 ans… Mais c’est vrai qu’à partir de notre rencontre au conservatoire nous avons eu une évolution musicale étroitement liée.

Le contrebassiste Alexandre Perrot fait lui aussi partie de ce processus car c’est vraiment à trois que nous avons beaucoup joué et progressé ensemble, au sein du Pj5 mais aussi dans d’autres contextes. Au-delà d’être des amis proches, nous discutons régulièrement de ce qu’on écoute, de la musique qu’on joue et de ce que nous avons envie de développer comme esthétique. Je crois qu’on a un même respect de la tradition du jazz, mais on a tous élargi nos goûts ces dernières années à de la musique de plus en plus ouverte et libre. Notre pratique musicale prend elle aussi ce genre de direction et c’est très précieux de pouvoir jouer et évoluer dans le même sens avec des musiciens pareils depuis bientôt dix ans.

- Le dernier album de Pj5 est très électrique, notamment avec l’adjonction de Jozef Dumoulin (notamment sur « Lilla Fågel »), mais des oiseaux aux arbres (le précédent s’appelait Trees…) on sent une dimension très organique dans votre musique…

Oui, c’est vraiment un aspect de la musique auquel je suis de plus en plus attaché. Peu importe le matériau, qu’il soit acoustique ou électrique, pourvu que le résultat garde une certaine spontanéité et qu’il soit libre, vivant. Alors qu’à mes débuts, je cherchais la perfection technique, un peu « bon élève » : tout bien jouer, que les choses soient propres et bien faites… Je m’éloigne de plus en plus de ce genre de modèles pour rechercher quelque chose de profondément personnel et oui, d’organique.

Pj5 © Yann Bagot

- En jazz, on pense souvent à des références comme AlasNoAxis. Ce qui tombe bien, puisque que vous allez jouer en 2019 avec Jim Black. Comment c’est passé cette rencontre ?

C’est dans le cadre de l’appel à projets de l’Adami pour leur dispositif « Talent Jazz ». Ils ont un nouveau fonctionnement à partir de cette année, et le principe est de proposer une collaboration avec un musicien de jazz « de renommée internationale » comme ils disent, avec des conditions permettant de solliciter à peu près n’importe qui ! Pour moi, c’était une évidence de proposer un projet avec Jim Black, mais il me fallait son accord avant de déposer la candidature. J’ai donc, le plus naïvement du monde, été visiter son site et je lui ai envoyé un mail ! Il m’a répondu très gentiment, et après que je lui aie fait écouter ma musique et quelques échanges de mails, il a donné son accord. Et miracle, c’est notre projet qui a été retenu !

- C’est un rêve d’ado ?

Même pas. Dans le sens où pour moi, c’était tellement improbable de jouer un jour avec Jim Black, que je n’y rêvais même pas. Un musicien américain dont je suis fan depuis que j’ai 18 ans, que j’ai découvert en empruntant des disques au hasard à la médiathèque, que je courais voir en concert dès que je pouvais ? Il appartenait à une autre strate de la musique que je n’imaginais même pas pouvoir rencontrer la mienne.

- Est-ce que vous envisagez une suite discographique à cette rencontre ?

Alors oui, bien sûr, j’ai ça dans un coin ma tête. Mais ce serait mettre la charrue avant les bœufs. Il faut déjà que j’écrive le répertoire, qu’on joue ensemble, qu’on fasse quelques concerts… Et là, on verra si ça fonctionne bien et si Jim est d’accord pour enregistrer un disque ensemble.

- Là encore, Black est un batteur. Votre relation guitare/batterie est-elle la clé d’un certain raffinement qui n’exclut pas la sauvagerie ?

C’est difficile de formuler ce genre de sensations par des mots. En tout cas, les qualités que j’apprécie chez un batteur sont avant tout un sens du collectif et de l’écoute, ainsi qu’une conscience aiguë du temps, mais qui va de pair avec une grande souplesse dans la notion de pulsation. J’aime beaucoup aussi les batteurs qui peuvent jouer si doucement qu’on peut à peine les entendre… et aussi très très fort ! Tout dépend du contexte et de la musique, en fait. Mais je crois que pour tous ces aspects, Ariel comme Jim Black ne sont pas les pires…

- Vous avez été lauréat Jazz Migrations en 2016, vous êtes Talent Adami… Est-ce que ce genre de tremplin institutionnel permet d’affirmer sa liberté ?

C’est une question délicate qui renvoie à des problématiques très complexes, presque politiques. Ma « victoire » aux Talents Jazz de l’Adami a en fait été une grande surprise, car je pensais qu’ils choisiraient une musique plus consensuelle, plus « grand public ». Je suis donc assez soulagé de pouvoir bénéficier d’un tel dispositif sans faire la moindre concession artistique.

C’est la même chose pour Jazz Migration mais qui, par son histoire, a toujours été dirigé plutôt vers des esthétiques dites « innovantes » (ce genre de termes pose problème, par ailleurs). C’est une chance immense d’avoir en France ces dispositifs d’aides à notre disposition, même s’ils demandent du temps, de l’énergie et de la persévérance pour y accéder. C’est pareil avec le système d’intermittence qui est très précieux, et il y a en France quelque chose d’assez unique qu’il faut défendre, plus que jamais.

Vivre de sa musique décemment permet, mine de rien, d’y consacrer l’entièreté de son activité professionnelle, et forcément le résultat en sera plus intéressant. Je parlais de la Norvège tout à l’heure. Ce n’est à mon avis pas un hasard si autant de choses passionnantes s’y passent, notamment dans le champ de musiques assez expérimentales qui n’auraient aucune viabilité économique dans un contexte de marché. Je crois que les autorités norvégiennes proposent beaucoup de dispositifs de soutien aux artistes, festivals et salles de concert, et ils ont aussi une vraie volonté d’exporter leur musique.

Ce n’est qu’un exemple, mais la France en est un aussi. Donc est-ce que ce genre de tremplin institutionnel permet d’affirmer sa liberté ? Oui, à partir du moment où il permet de défendre des musiques qui pourraient difficilement exister autrement. Même s’il y aura toujours des choses à améliorer.

Paul Jarret © Yann Bagot

- Est-ce que Pj5 pourrait devenir durablement Pj7 ou 8 ?

J’aimerais beaucoup ! Surtout que la collaboration avec Isabel et Jozef a été comme une évidence. Dès la première répétition, ils se sont fondus dans le son du groupe, pourtant déjà très dense, comme s’ils y jouaient depuis toujours. Ils apportent leurs sonorité très personnelle, tout en respectant l’univers du groupe et en poussant plus loin notre esthétique. Donc ce n’est pas l’envie qui manque ! Mais l’agenda peut s’avérer être un redoutable adversaire, car ils sont très occupés. Et je ne parle même pas des contraintes budgétaires liées au fait de faire jouer 7 musiciens sur scène… À moins de trouver des festivals et des salles qui auraient la volonté de faire vivre durablement ce projet à sept…

- Quels sont les projets ou les envies à venir ?

Beaucoup de choses ! Avant tout, j’ai intégré depuis quelques mois la compagnie Pégazz & l’Hélicon, créée à la base par Fred Maurin pour les activités de Ping Machine. Mais il risque d’être un peu occupé dans les années à venir par d’autres choses (!) ; la compagnie s’est transformée en collectif et a intégré d’autres directeurs artistiques avec différents groupes, dont les miens. Nous nous réunissons régulièrement pour bâtir des actions communes, et également développer les activités respectives de chacun.

Plusieurs beaux projets sont en cours. Notamment l’année de résidence avec Pj5 à la Maison de la Musique de Nanterre et son conservatoire, avec lesquels nous organisons une série d’actions culturelles en marge de notre concert du 24 mars (dans le cadre de Banlieues Bleues). J’arrange ces jours-ci une partie du répertoire de Pj5 pour intégrer la chorale de Nanterre au groupe, ce qui sera une magnifique expérience à vivre sur scène !

Les concerts avec Jim Black et notre nouveau groupe Ghost Songs (avec Jozef Dumoulin et Julien Pontvianne) vont arriver vite : Jazz à Vienne en juillet, puis La Villette Jazz Festival, Bratislava Jazz Days, EFG London Jazz Festival et Jazz Sous Les Pommiers en 2020… Les répétitions commenceront en mai, pour l’instant je commence à écrire le répertoire et me débats avec nos agendas respectifs !
Nous allons enregistrer le deuxième album du groupe Sweet Dog (avec Julien Soro et Ariel Tessier) dans l’année, et faire une série de concerts. J’aimerais jouer plus souvent avec ce groupe qui le mériterait vraiment !

Autre projet d’enregistrement à la fin de l’année avec mon projet EMMA, qui est un groupe qui me tient particulièrement à cœur. C’est un projet que je viens de recréer avec une nouvelle forme et une nouvelle équipe (la chanteuse Hannah Tolf à la voix, Étienne Renard à la contrebasse et Éléonore Billy au nyckelharpa, qui est un vieil instrument traditionnel suédois à cordes frottées). Il a une thématique bien précise : le mouvement d’émigration de la Suède vers les USA qui a eu lieu à la seconde moitié du 19ème siècle. Musicalement, c’est une rencontre entre musiques improvisées, musique traditionnelle de Suède, musiques liturgiques, répétitives et minimalistes et chansons folkloriques suédoises. Nous serons en résidence à l’automne et prévoyons d’enregistrer un disque dans la foulée.

Nous venons aussi d’enregistrer en trio avec mes vieux compères Ariel Tessier et Alexandre Perrot, des compositions d’Alex et moi. Nous sommes encore en train de décider que qu’on en fera mais la musique est prometteuse ! Et pour ce qui est de mon activité de sideman, nous travaillons actuellement à monter le répertoire du nouveau projet de Camille « Ellinoa » Durand : Ophelia. C’est un quartet avec, en plus de Camille et moi, Arthur Henn à la contrebasse et Olive Perrusson à l’alto.
Nous allons sortir en septembre le premier album de VIND, nouveau trio du chanteur Loïs Le Van avec Sandrine Marchetti au piano. Et enfin, je vais jouer quelques fois cette année avec le ciné-concert expérimental « Diaboliques - Remix » de Hugues Sanchez, basé sur le film de Clouzot.