Entretien

Paul Lay et le blues de Ludwig

Le pianiste Paul Lay sort un solo de piano consacré à la musique de Beethoven.

Surprenant mais pas inattendu, le tout dernier projet du pianiste Paul Lay est dans la lignée de son esthétique habituelle. D’abord une recherche fouillée du passé, de l’histoire, de la musique, des partitions puis une période de décantation - comme un bon vin - puis enfin, la réappropriation et l’interprétation personnelle. Il n’en est pas à son coup d’essai, il a déjà fait « le coup » avec les musiques de Billie Holiday, des chansonniers du début du XXe siècle, des musiques américaines populaires pendant la Grande Guerre et maintenant, il s’attaque au répertoire d’un architecte de la composition pour piano, un maître de la forme et de la narration, le compositeur Ludwig Van Beethoven.

Paul Lay © Christophe Charpenel

- Comment avez-vous sélectionné les œuvres de Beethoven, sur quels critères ?

J’ai vraiment pris du temps afin de sélectionner les pièces sur lesquelles je pourrais trouver de nouveaux chemins propices à l’improvisation.
Je me suis plongé dans son œuvre ; son catalogue est si vaste. Cela a été assez difficile, j’ai finalement autant pioché dans ses œuvres de jeunesse, que du milieu de sa vie et des pièces de la maturité. J’ai déchiffré des sonates, des lieder, des réductions d’orchestre et j’ai écouté différentes versions. Le répertoire s’est progressivement constitué sous mes doigts.

Généralement, je jouais le texte, la partition, et petit à petit, je changeais les notes, les accords, le rythme… Je m’enregistrais beaucoup pour voir dans quel monde cela m’amenait et dès qu’un univers musical me plaisait, je creusais davantage. Ainsi à partir des mélodies entêtantes de Beethoven, j’ai tenté de nouveaux éclairages, cherchant des virages, des modes de jeu me permettant de me surprendre moi-même.

- Est-ce qu’il est facile de les faire swinguer ?

Très bonne question. Je me suis saisi des mélodies qui m’inspiraient, j’ai ensuite construit des canevas rythmiques qui soutenaient ces mélodies. J’ai le sentiment que oui, c’est possible ! Bien évidemment j’ai une grande admiration et un profond respect pour Beethoven et son œuvre. Mais je n’ai pas du tout essayé d’improviser dans le style classique de l’époque. Je ne sais pas faire cela, j’ai plutôt souhaité rapprocher ses puissantes mélodies vers le style musical que je joue, qui est un jazz qui reste le plus ouvert possible où effectivement le swing peut avoir sa place !

Le plus important pour moi était de ne pratiquement pas toucher à la mélodie

- Il y a une tradition de reprise des classiques (Bach avec Loussier ou Ferlet pour ne parler que de la France), comment vous positionnez-vous dans cette histoire ?

C’est vrai que ces deux excellents musiciens ont su apporter leur singularité tout en s’attaquant à un autre monument qui est Bach. C’est effectivement du cross-over. La tâche n’est pas aisée. De nombreuses décisions doivent être prises, quand aux directions musicales. Choisir, donc renoncer. Il faut s’y retrouver, tels des funambules.
Questionner notre rapport au texte original, au degré de liberté que l’on prend, à la sphère musicale que nous avons envie de déployer, y mettre de notre personnalité tout en gardant l’esprit du compositeur célébré.
Je pense me situer dans cette lignée, sachant que nos démarches sont à la fois similaires et différentes dans leur réalisation.

- Dans le cas de la « Lettre à Elise », par exemple, il s’agit d’une rengaine mille fois rabâchée… Quelle solution avez-vous trouvée pour la transfigurer ?

La version stylistique du disque m’est vraiment venue en studio, car il restait du temps d’enregistrement, tous les autres morceaux étant dans la boîte. Je ne pensais pas forcément l’inclure dans le disque. Cette version est un clin d’œil à un rythme de danse sud-américaine qui a donc pris forme en séance. J’avais envie d’une version chaloupée ! Le plus important pour moi, comme la plupart des traitements des autres morceaux de Beethoven, était de ne pratiquement pas toucher à la mélodie, mais je souhaitais la colorer différemment, y créer de nouveaux espaces propices à l’improvisation. En gros j’ai tenté d’arranger ce morceau mille fois rabâché comme vous dites, afin de trouver un nouveau souffle et de retrouver la fraîcheur que l’on a lorsqu’on le découvre pour la première fois… comme un enfant qui découvre un nouveau jeu. Je me suis constitué mon terrain de jeu, mon bac à sable, avec mes outils, mes objets, mes jouets musicaux afin de digresser autour de ce « tube ».

- Vos différents programmes sont ancrés dans l’histoire du jazz (avec Géraldine Laurent, Deep Rivers, Alcazar Memories, Billie Holiday…) mais vous les jouez toujours avec une modernité évidente. Que tirez-vous du passé que vous ne trouvez pas dans le présent ?

Il est vrai que, même si je me tiens évidemment au courant de l’actualité des sorties d’album de la sphère du jazz et autres musiques (et de nombreux musiciens actuels m’inspirent évidemment !) d’année en année, cette filiation avec l’Histoire des musiques qui constituent le jazz - cet héritage me nourrit profondément. Ce n’est pas pour rien si l’on continue d’interpréter les Écritures, de commenter et interpréter les philosophes grecs.

Je me passionne depuis quelques années pour le blues. Robert Johnson, Pete Johnson, Ma Rainey et bien d’autres ; cet esprit, cet élasticité, cette sophistication du blues qui ne saute pas aux oreilles nécessairement, est d’une grande complexité et me ravit. Plus je creuse, plus ça me bouleverse.
J’aime ce son et surtout j’adore entendre la filiation avec quelques-uns de mes héros pétris de blues. Dérouler le fil d’Ariane.
À partir d’un idiome, enfin de plusieurs en fait (!), comment construire peu à peu un univers et développer une singularité. Rester le plus ouvert avec un lien évident avec le passé, plus ou moins mis en lumière. C’est une sorte de jeu de cache-cache avec l’Histoire.

Toujours pareil : s’amuser des règles, des conventions, en inventer de nouvelles. J’apprends tellement des sidemen (les autres grands patrons : Paul Smith, Hank Jones) que le processus reste le plus dynamique possible. Duke Ellington, Paul Gonzalez, Hank Jones, Cecil Taylor, Lennie Tristano, Paul Smith, Ornette Coleman, Ambrose Akinmusire, Jason Moran jouent leur propre musique, et j’aime entendre la filiation avec les anciens.

- Quelle est la part d’improvisation dans ce programme ?

L’improvisation est prépondérante sur chaque titre. Il y en a même certains qui sont des improvisation totales, comme « Water Drops » et autres bonus qui sortiront ultérieurement. J’ai traité la plupart des titres comme des standards de jazz. J’ai constitué une sorte de canevas formel, tout en me laissant une grande marge de manœuvre quant à l’introduction, aux développements et aux codas. Le plus important est que le morceau se « tienne », que la forme déroulée à chaque fois soit consistante et intelligible dans sa construction. Mais je fixe le moins de choses possibles. Juste une trame, une voie, un chemin qui peut bifurquer à tout moment. C’est ce qui me stimule au plus haut point : ne jamais vraiment savoir où aller, juste laisser les muses (et Ludwig) me guider à chaque nouvelle interprétation.