Scènes

Jazz Campus en Clunisois, festival exemplaire

Un panorama souverain de la scène musicale française et des stages animés.


Jazz Campus en Clunisois - Pierre Durand © Marc Bonnetain

Tout en présentant un panorama souverain de la scène musicale française, Jazz Campus en Clunisois n’en oublie pas pour autant la formation musicale, assurée par des stages très animés. Programmé du 19 au 26 août 2023, le Festival situé en Bourgogne du Sud a acquis une excellente réputation qui dépasse le cadre de nos frontières. Les concerts de haut vol ont tous enchanté le public estival venu nombreux. Compte rendu du 23 au 26 août.

Jazz Campus en Clunisois - Paul Lay / Deep Rivers © Marc Bonnetain

Démarrage en douceur avec le Trio Deep Rivers composé de Paul Lay au piano, Isabel Sörling au chant et Simon Tailleu à la contrebasse. La thématique de ce trio fait revivre les musiques populaires étasuniennes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Ces airs ont bercé les jeunes soldats nord-américains débarqués en France lors de la première guerre mondiale.

Paul Lay instaure d’entrée des références au ragtime et Simon Tailleu sera l’homme du soutien rythmique de la soirée, passant par tous les sons qu’une contrebasse peut engendrer, des notes veloutées aux coups d’archet vivifiants. Le corps massif de l’instrument sert de caisse de résonance percussive, les mains du contrebassiste s’en donnent à cœur joie. Mais Simon Tailleu sait aussi instaurer des tempos sobres qui permettent à Isabel Sörling de mettre en valeur l’étendue de son registre vocal.

« Follow The Drinking Gourd » a une saveur particulière. Ce chant conte l’histoire des esclaves aux États-Unis qui utilisaient la Grande Ourse comme point de référence pour ne pas se perdre durant leur voyage d’évasion les menant vers le nord, vers la liberté. La chanteuse s’approprie l’air traditionnel et l’enrichit par une transcription novatrice. La chanson folklorique originaire du sud des Appalaches « Rebel Soldier » conte l’histoire d’un jeune soldat qui se languit de sa famille et de sa bien-aimée. Ici, le trio ne se limite pas à accompagner l’air traditionnel mais il l’embellit par une prose communicative. Les duos piano et contrebasse soulignent avec beaucoup de truculence les chants ancestraux qu’Isabel Sörling étoffe d’une extrême variété phonique, utilisant de temps à autre un écho instrumental dont elle use avec parcimonie. Le moment exclusif sera l’interprétation de « To Germany », ce poème écrit par Charles Hamilton Sorley, officier britannique qui passa un semestre en Allemagne avant la première guerre mondiale pour en étudier la langue et la culture. Envoyé au front il écrira ce poème peu de temps avant d’être tué au combat. Son texte reflète ses sentiments pour un pays qui l’a accueilli et qui est désormais devenu l’ennemi. Le trio s’approprie le poème et le sacralise, le chant devient suave alors que les notes s’étirent, déliées et profondes. Dynamitant la prestation scénique, l’énergie de Paul Lay se déverse avec son interprétation personnelle de « Maple Leaf Rag » de Scott Joplin. Le public en redemande, le trio est acclamé.

Jazz Campus en Clunisois - Trio Rhizome © Marc Bonnetain

Autre trio au programme le lendemain, Rhizome se produit à l’intérieur du Farinier de l’Abbaye, doté d’une magnifique charpente dite en coque de bateau du XIIIe siècle. Alain Blesing rend hommage à Denis Badault en préambule de la prestation. La musique délivrée par le guitariste, Claudie Boucau aux flûtes et Richard Héry aux percussions et clarinette basse, sera très intimiste : une seule composition ouvrira à des rebondissements rythmiques. Les notes évanescentes du guitariste ouvrent le concert avec deux compositions : « Sweet Ocean » et « For Bill Frisell », où la flûtiste et le percussionniste introduisent des sons fugitifs. Des effluves folk laissent entrevoir des paysages minéraux où prime la mélodie. Richard Héry joue des balais avec finesse, c’est alors que les improvisations se matérialisent plus aisément pour ses deux partenaires concentrés.

Jazz Campus en Clunisois - Daniel Zimmermann © Marc Bonnetain

La vitalité apportée par Daniel Zimmermann et ses partenaires mérite d’être soulignée. Ce temps fort du festival a enivré le public ; son hommage chaleureux à Serge Gainsbourg y est pour beaucoup. Tout commence avec un mélange d’harmonies tirées d’ Histoire de Melody Nelson et de L’Homme à tête de chou, albums concepts mythiques du grand Serge. « SS In Uruguay », tiré de l’album Rock Around the Bunker n’est pas en reste : lui aussi est dévolu aux explorations harmoniques. Daniel Zimmermann et ses hommes vont accoucher de réinterprétations tirées de son album L’Homme à tête de chou In Uruguay qui rencontra récemment un franc succès. La place dévolue au guitariste Pierre Durand qui apporte des contrechants inventifs favorise les interventions du tromboniste, très à l’aise avec la tessiture de son instrument dont il tire des couleurs raffinées. Avec « New-York USA », tiré de Gainsbourg Percussions, écrit à l’origine par le Nigérian Babatunde Olatunji et subtilisé par Serge Gainsbourg, on entre dans une dimension où se côtoient sensualité et rythme effréné, avec un solo lyrique de Stéphane Decolly.

L’apport d’une ventouse dans le jeu de trombone du leader démontre toute l’étendue de son talent. La « Ballade de Melody Nelson » bénéficie de la précision rythmique de Julien Charlet , ce qui permet aux solistes de décoller sans souci. « Chez les yéyés », publié sur l’album Confidentiel de Gainsbourg en 1963 avec un accompagnement sobre composé de la guitare d’Elek Bacsik et de la contrebasse de Michel Gaudry, contraste avec le punch électrique du quartet qui la revisite ce soir. Après une journée caniculaire, ce concert n’a aucunement fait redescendre la température nocturne.

Vendredi 25 août, c’est au tour de Simon Goubert de venir présenter Le Matin des ombres, son adaptation en soliste d’œuvres d’Ivan Wyschnegradsky, compositeur français d’origine russe qui - entre autres - élabora un projet de notations des douzièmes de ton et désirait faire construire un véritable piano à quarts de ton. Un homme discret est indissociable de la diffusion de ce concert : Vincent Mahey, ingénieur du son talentueux et soutien inconditionnel du batteur.

Jazz Campus en Clunisois - Simon Goubert © Marc Bonnetain

La prestation soliste initiée par un jeu inspiré aux gongs se poursuit sur l’instrument de prédilection de Simon Goubert, la batterie. Le jeu aux balais sur les toms sublimement accordés est d’une lisibilité exquise. La machine est alors lancée tel un train dans l’inconnu, les tom basses dont la sonorité est somptueuse évoquent une force tellurique qui conduit à des polyphonies. La caisse claire explore l’immédiateté qui se répercute sur les fûts, l’œuvre interpelle, se densifie et les battements percussifs envahissent la corporalité. Simon Goubert arbore une tunique rouge, à l’image de la circulation sanguine dans l’organisme humain, l’impact de ses coups de baguettes réveille alors une transversalité moléculaire avec l’auditeur.

Loin de tout intellectualisme, cette musique dense est habitée par le foisonnement de la vie, à l’image du final étourdissant aux cymbales.

Le rappel qui suit cette performance invite l’esprit d’Elvin Jones avec une charleston dansante ; Simon Goubert déclame alors son amour coltranien en exposant « A Love Supreme ». Largement applaudie, cette prestation courageuse marque le festival de par son éclat.

Deuxième partie de soirée consacrée au groupe de Sylvain Rifflet qui présente Aux Anges, son album très personnel. Un climat onirique s’installe par l’intermédiaire d’une boîte à musique à cartes perforées manipulée précautionneusement par ce saxophoniste. Les nombreuses cloches métalliques jouées par le batteur Benjamin Flament apportent des tonalités exquises. Les riffs de Csaba PalotaÏ à la guitare électrique introduisent Yoann Loustalot dont les interventions à la trompette rappellent le lyrisme d’Enrico Rava. Doté d’une virtuosité exceptionnelle, il sera le point de mire de ce concert. Les solos de Sylvain Rifflet sont inventifs et puissants mais il a souffert d’un problème technique, sa réverbération électronique étant défaillante. Des rythmes binaires appuyés se propagent de la batterie et contrastent avec un moment intime où la clarinette et la trompette délivrent un phrasé mélodieux. « Baldwin » est ici énoncé avec beaucoup de fraîcheur, Yoann Loustalot dévoile une capacité d’écoute au bugle qui installe une réciprocité élégante avec Sylvain Rifflet.

Jazz Campus en Clunisois - Yves Rousseau Sextet / Shabda © Marc Bonnetain

Le concert de clôture a fait l’unanimité. Yves Rousseau a écrit des compositions chatoyantes où les trois saxophones de Géraldine Laurent, Jean-Marc Larché et Jean-Charles Richard se taillent la part du lion. Ainsi est né Shabda qui signifie « son » en sanskrit. Aucune de ces musiques n’a encore été enregistrée mais, au vu de la beauté qui émane de ce sextet, un album serait le bienvenu. Les contrechants du violoniste Johan Renard apportent l’originalité qui distingue cette formation et lors d’échanges mélodieux entre les saxophones alto et baryton, la notion de musique française prend tout son sens. Géraldine Laurent apporte une harmonisation riche d’accords altérés et Christophe Marguet se partage judicieusement entre scansions et énonciations. Yves Rousseau emporte le jazz vers de nouveaux horizons en réussissant un équilibre entre des airs entraînants et de nouvelles recherches structurelles.

Il faut remercier ici le directeur artistique, Didier Levallet, pour sa programmation créative. Les stages qui se sont déroulés pour des jazzmen de 7 à 77 ans sont une des marques de fabrique de cette manifestation ; les intervenants de qualité y dispensent un enseignement bienveillant. L’accueil d’ Hélène Jarry et de Marion Julien ainsi que le travail effectué par une trentaine de bénévoles laissent augurer d’un bel avenir pour Jazz Campus en Clunisois.