Scènes

Jazz Em Agosto, un singulier raffut

39e édition de ce festival à la belle programmation, récompensée par une fréquentation optimale.


© Vera Marmelo

L’absence de thématique explicite cette année ne signifie pas l’omission de fils conducteurs. On peut ainsi parler d’une édition panthéiste et féministe – les quatre concerts en salle sont des solos au féminin, tandis que l’amphithéâtre extérieur compte cinq groupes dirigés par des femmes et six par des hommes. Touché par cet état d’esprit progressiste, même le Pape François avait fait le déplacement.

Trance Map + © Vera Marmelo

Le festival s’est ouvert - pour moi - avec Trance Map + dont les membres permanents sont le saxophoniste Evan Parker et le manipulateur de sons Matthew Wright. Le line-up inédit présenté à Lisbonne comprend aussi Peter Evans, Hannah Marshall, Pat Thomas et Toma Gouband. Parker entame un cycle lancinant, comme s’il voulait charmer un serpent. Il ne déviera guère de ces girations, variations autour de quelques notes se déplaçant imperceptiblement. Ses partenaires adoptent une approche précautionneuse, laissent les sons vivre leur vie. Gouband fait usage de bouquets et ramures, de pommes de pin qu’il frotte l’une contre l’autre ; Peter Evans alterne entre une virtuosité éclatante et diverses variétés de coassements et caquètements. Les phrasés du violoncelle sont repris par l’électronique, pour des superpositions et modifications de timbres. On est saisi par le contraste entre l’effervescence du batteur, habité, et le calme de Bouddha de Parker. Par la grâce de ces alchimistes associés, on se retrouve rapidement au cœur d’une jungle luxuriante, encerclé de bruissements aussi séduisants qu’inquiétants.

Susana Santos Silva © Vera Marmelo

Susana Santos Silva (trompette, flûte, électronique, vidéo) se place à droite de la scène et laisse libre le champ de vision, pour une expérience audiovisuelle complète. Le regard est invité à se porter sur un écran où se succèdent des images, tableaux quasi statiques en noir et blanc. Armée de micros et d’un sampler, l’artiste récupère ses phrases, les rejoue, leur en adjoint de nouvelles, en notes longues ou jets saccadés. L’écran se remplit de bulles. Autonome, instrument dans une main, Silva manipule les machines de l’autre. Sur des panoramiques de paysages urbains, l’électro crépitante se mêle aux techniques étendues, ainsi qu’à des déclamations de vers, en portugais puis en anglais, les textes alternant avec des fragments de discours à la trompette. Cinquante minutes en apesanteur.

La scène est décorée de tentures confectionnées par Lisa Alvarado. Le groupe Natural Information Society With Evan Parker est mené par le chicagoan Joshua Abrams, qui introduit le set au guembri, qui détermine largement l’approche modale de la formation. Il lance un rythme entêtant avec le batteur Mikel Avery. Le continuum connaît des émulsions satisfaisantes de loin en loin, mais trop souvent la répétition n’aboutit pas à la transe escomptée. La volonté métronomique pâtit de quelques accélérations, et l’harmonium, en avant dans le spectre, s’avère envahissant. On s’en remet aux excellentes prises de parole de Jason Stein (clarinette basse), à la fiabilité tout terrain d’Evan Parker et au caractère hypnotique du guembri.

Penchée sur sa guitare et ses machines d’où sortent une forêt de câbles, Julia Reidy semble indifférente à la présence du public. Ses notes ultra-découpées passent au filtre de l’électronique. Un toucher à fleur de peau, une approche sui generis, un style, un vocabulaire, qu’il faudra explorer plus avant pour en comprendre les ressorts. Cela inclut un chant aux paroles volontairement voilées et inintelligibles, entre folk imaginaire et futurisme. Depuis le centre de l’auditorium, les arpèges cristallins circulent vivement dans la stéréo. Reidy désaccorde et réaccorde sa guitare, cherche à réduire les intervalles. L’unique pièce tient de la séance de méditation.

Hedvig Mollestad Ekhidna © Vera Marmelo

Avec le projet Ekhidna, Hedwig Mollestad livre le concert le plus accessible, un rock-jazz fertile. La guitariste norvégienne se signale par une sonorité à la fois moelleuse et assertive et un entrain contagieux. Les deux batteurs, complémentaires, représentent une puissance de feu certaine, dont ils n’abusent pas. Les claviers brouillés de Marte Eberson évoquent ceux de Jamie Saft ou Jozef Dumoulin. On retrouve avec plaisir Susana Santos Silva, qui apporte sa touche exploratrice à l’ensemble.

Le quartet Safe In Your Own World du batteur João Lencastre a publié un album plaisant sur le label Phonogram Unit. Pedro Branco (guitare, aux sémillantes résonances) et Lencastre n’ont rien perdu de leur véhémence depuis qu’ils arpentaient la même scène en 2022. De même, les mains de l’exubérant Leo Genovese bondissent à une vitesse folle sur le clavier. Si l’improvisation polychrome d’ouverture met en confiance, la suite souffre d’une option fortissimo trop univoque. Drew Gress garde le sens de la mesure, mais se voit fréquemment englouti sous le tumulte. Une accalmie permet d’apprécier le valeureux bassiste, le temps d’un solo.

Viennent deux soirées consacrées à des trios dans la formule ténor / contrebasse / batterie, l’un européen, l’autre américain. The Attic promulgue une abondance d’idées, parmi lesquelles, de la part du ténor à la fois rugueux et raffiné, des proférations langoureuses peu communes dans le champ improvisé. Des rythmes émergent, que le trio congédie sitôt dessinés. De fait, chaque musicien semble indépendant, partageant la scène sans nécessairement chercher à s’agréger. Aux côtés de Rodrigo Amado, le bassiste Gonçalo Almeida et le batteur Onno Govaert forment un triangle démocratique et constamment palpitant.

Zoh Amba, Luke Stewart, Chris Corsano © Vera Marmelo

Free jazz, girl power. Le premier son émis par Zoh Amba fait sursauter l’assistance par sa déflagration. Ses accompagnateurs Luke Stewart et Chris Corsano lui emboîtent le pas avec leur ferveur coutumière. Le regretté Peter Brötzmann a adoubé la jeune soufflante, responsabilité qu’elle ne prend pas à la légère. La première pièce donne le ton, full blast. Yeux fermés, mine renfrognée, le corps agité de secousses et dodelinant de la tête, Amba pulvérise des énoncés courts, éruptifs. Un autre mode de jeu se fait jour, aux allures de prière ou de lamentation, avec un vibrato énorme. Stewart et Corsano diversifient leurs effets, pour mettre en valeur le flux primordial qui émane de la frêle silhouette. Le dernier titre, très bref, est le seul ayant une forme prédéfinie. Pour le reste, pas de propos construit ni d’arc narratif, mais des émissions urgentes comme autant de coups de poings, parfois une seule note chargée de tensions et cicatrices.

Le trio Ghosted (Oren Ambarchi : guitare, électronique, Johan Berthling : basse et Andreas Werliin : batterie) livre un set impeccable, misant sur la parcimonie plutôt que sur le coup d’éclat. Ne sont produits que les sons et notes nécessaires. Dans les mains d’Ambarchi, la guitare est un instrument capable de convoquer toutes les sonorités : orgue, violoncelle, xylophone… Personne n’élève le ton, il s’agit de musique répétitive, souple et bien sentie : le groove règne. Un riff de basse propulsif, un tempo d’acier, des sonorités éthérées et l’affaire est dans le sac. Pour finir le trio s’aventure en territoire psyché-rock plus convenu.

À la tête du Fire And Water Quintet, Myra Melford scinde le programme en deux suites, l’une composée de pièces de l’album For The Love Of Fire And Water, l’autre de son successeur Hear The Light Singing, bientôt sur Rogue Art. Les poings martèlent le piano d’une extrémité à l’autre. Chacune entre à son tour : Tomeka Reid pour un duo avec la compositrice, suivie par Lesley Mok abstraite à la batterie, Ingrid Laubrock aux saxophones et Mary Halvorson, accompagnatrice zélée qui trouvera à s’épancher vers la fin. Les thèmes d’une grande richesse formelle et éloquence narrative portent la marque de la pianiste, entre cérébralité assumée et vigueur féroce – il y a du Don Pullen chez Melford. Si Laubrock se régale visiblement de ces partitions périlleuses, les autres ne lèvent guère le nez des pupitres. Le public répond à ce set exigeant par une standing ovation.

Marta Warelis © Vera Marmelo

Plusieurs formations ont établi une dialectique entre le macro et le micro, l’universel et l’infinitésimal. Marta Warelis illustre dans son jeu ces correspondances entre minutie et cosmos. Elle regarde le piano droit dans les yeux avant de débuter. De profil, son visage reste entièrement masqué par ses cheveux. Faisant corps avec l’instrument, elle attaque le clavier avec une fougue retentissante. Deux tendances chez elle : une sensibilité contemporaine non dénuée de romantisme, et une démarche improvisée, délicate ou torrentielle selon le moment. Pour le final, elle marie brillamment les deux approches.

À l’exception d’un titre tiré de l’album Amaryllis, Mary Halvorson présente ici un répertoire inédit. Les qualités du premier ouvrage sont approfondies par ces nouvelles compositions. Nick Dunston, Patricia Brennan, Jacob Garchik, Adam O’Farrill et Tomas Fujiwara complètent un sextet organique au service d’une écriture structurée mais constamment surprenante, avec des suites d’accords incongrues où se repèrent les influences de Carla Bley et Robert Wyatt. Toutes les configurations – duos, trios, quartet sans les cuivres – sont explorées. Une marche se mue en swing plein de fantaisie. L’humour s’insinue jusque dans une ballade et un rock déconstruit.

Camille Emaille © Vera Marmelo

Camille Émaille déroule un solo de gongs, triangles, bols, mailloches, boules dentues, roues, sections de tuyauterie, hochets, pendentifs possiblement de sa confection, pour un résultat situé entre la cérémonie rituelle et l’évocation de quelque machinerie industrielle. Le jeu est heurté, le public est accueilli par des suraigus puis exposé à de puissantes basses tirées des gongs et autres fûts. Émaille fait chanter la ferraille, avec une cohérence interne qui ne relève d’aucun idiome connu. Un singulier raffut.

Le festival s’achève en apothéose avec le Supersonic Orchestra, big band de all-stars nordiques du batteur Gard Nilssen. Le répertoire est tiré du récent Family. Les vents se trémoussent comme ceux du James Brown orchestra.

Mette Rasmussen, Maciej Obara, Otis Sandsjö et Signe Emmeluth © Vera Marmelo

Les solistes flattent l’oreille : citons Mette Rasmussen, Petter Eldh et l’ubiquitaire Ingebrigt Håker Flaten. Loin du joyeux chaos qu’on pourrait imaginer, c’est limpide, équilibré, diversifié dans les formes, sans longueurs et bourré de surprises, dont un inattendu chant collectif. Le groupe convainc dans les zones à faible émission comme dans les instants de pétarade.

Soir après soir, les prêtresses et prêtres du jazz libertaire ont enthousiasmé des auditeurs en symbiose, réunis par les pouvoirs transcendantaux du 4e art. Un nouveau sommet en termes d’expérience festivalière, avant une 40e édition qui devrait, selon toute logique, surpasser les précédentes.