Chronique

Rodrigo Amado

Refraction Solo

Rodrigo Amado (ts)

Label / Distribution : Trost Records

On a connu Rodrigo Amado dans de nombreux orchestres. Passionné par les formes et l’architecture, excellent photographe, on savait le saxophoniste ténor lusitanien amoureux d’une approche très anguleuse de sa musique. Adepte de la ligne droite et du mouvement. Rodrigo Amado en solo, sur disque, c’est chose bien rare. Mieux : inédite ; depuis plus de vingt ans, on l’avait entendu avec son Motion Trio ou The Attic, voire en quartet avec Joe McPhee ou en duo avec Chris Corsano. Il était grand temps de l’entendre face à lui-même. Dès « Sweet Freedom », longue pièce qui ouvre ce concert enregistré dans une église au nord de Lisbonne, on comprend que l’exercice sera total : le son est plein, très proche du musicien, ce qui renforce l’aspect parfois sablonneux de son timbre. Lorsqu’il accélère, durcissant le ton, la limaille de fer devient plomb fondu. La poésie, elle, reste intacte. Même lorsque le saxophone s’emballe, le propos d’Amado reste très contemplatif. Le saxophoniste se promène, nez au vent, dans cette musique qu’il défend depuis toujours.

Pour ce premier morceau, Rodrigo Amado se choisit une base solide et forcément centrale. Le thème qui court dès le début de l’improvisation, d’abord éludé puis joué fermement dans le second tiers de « Sweet Freedom » est « St Thomas » de Sonny Rollins, qui ouvre Saxophone Colossus. C’est une révérence, mais pas une fin en soi : il en explique le processus dans notre récente interview. Ni hommage appuyé, ni pieux respect des traditions : à peine joue-t-il ce morceau que le ténor devient incandescent, rocailleux comme de la lave en fusion. This is Our Langage, disait-il avec McPhee ; le jeu d’Amado est allusif, il passe en revue ce qui l’a construit, ancré dans un jazz libre et insaisissable comme l’air. On le constatera encore dans le très doux « Shadow Waltz », avec quelques accents braxtoniens dans la construction. Tout le solo est construit comme une lente montée en puissance, un feu qui s’attise. Ce morceau n’échappe pas à la règle, jusque dans le sifflement final.

C’est un très beau cadeau que nous offre le label autrichien Trost Records en publiant ce solo intense. On notera, avec un certain amusement, que le lieu choisi pour cet enregistrement est une église du Saint-Esprit (Holy Ghost en anglais, Ayler veille toujours) et que la qualité sonore y est assez fantastique. On a envie d’entendre plus souvent Rodrigo Amado batailler avec lui-même dans une tension de chaque instant. « A Singular Blow », le morceau central, est sans doute le moment où le Portugais donne le plus de lui-même. Le morceau est dense, jusqu’à sembler contondant par instants, et on découvre dans le jeu une certaine dualité entre une fragilité certaine où la digue pourrait rompre et une puissance sauvage prête à déchirer l’espace. C’est au centre de ce spectre que l’improvisation du saxophoniste se nourrit. On connaît l’importance de Rodrigo Amado sur la scène européenne et mondiale. Ce Refraction Solo est une sacrée pierre apportée à l’édifice et un maillon incontournable de sa belle discographie.

par Franpi Barriaux // Publié le 19 février 2023
P.-S. :