Chronique

Pierrick Pedron

Omry

Pierrick Pedron : sa, Laurent Coq : p, kb, Chris De Pauw : g, Vincent Artaud : b, Franck Agulhon & Fabrice Moreau : dr, Eric Legnini : claviers.

Ma vie en musique… ou comment Pierrick Pédron assume pleinement son rôle de passeur entre des univers musicaux qu’on disait incompatibles.

Il faut se méfier comme de la peste de ces petites boîtes hermétiques où on pourrait avoir tendance à ranger les musiciens et qu’on appelle communément « étiquettes ». Parce qu’à force de présenter Pierrick Pédron comme un surdoué du saxophone alto, soliste virtuose et descendant inspiré d’une famille dont les anciens ont pour nom Charlie Parker ou Cannonball Adderley, on en viendrait vite à oublier que notre Breton est homme d’influences beaucoup plus larges, celles-ci n’omettant pas l’histoire de la musique dans ses épisodes les plus contemporains, rock et pop-music inclus.

On savait également, par ses expériences aux côtés de musiciens comme Jacques Vidal et Simon Goubert, qu’il était aussi un sideman recherché par ses pairs [1], parce qu’habité d’une puissante vibration. Une force qui l’avait conduit voici trois ans, le temps d’un disque [2] sans faute et d’une belle humilité, à se mesurer à ces pointures made in USA que sont Lewis Nash et Mulgrew Miller. Quant à ses incursions dans le funk ou le rhythm’n’blues, il y a pas mal d’années déjà, elles laissaient déjà subodorer un appétit pour l’ailleurs que ce nouveau disque [3], le quatrième sous son nom, met en évidence de manière éclatante.

Omry [4] est, en effet, une pépite de vrai bonheur mélodique – cette mélodie qui est la trame de tout le disque et qui fascine tant Pierrick Pédron – pour laquelle il s’est entouré d’une équipe de choc, manifestement soudée au ciment de l’amitié. Vincent Artaud à la contrebasse tout d’abord, fidèle compagnon depuis une bonne quinzaine d’années, et que Pédron considère comme sa « troisième oreille » ; le bouillonnant Eric Legnini [5] en grand superviseur avec Sébastien Vidal ; Laurent Coq aux claviers et arrangements, étonnant complice qui tisse une toile sonore ensorcelée comme il en a le secret, propre à dévoiler de captivants paysages au milieu desquels le saxophoniste s’épanouira naturellement. On ne peut en effet évoquer ce disque sans citer les qualités que Pascal Anquetil reconnaissait en d’autres temps à Pierrick Pedron : mise en place, phrasé, respiration et son, qui font de lui un musicien authentique bien plus qu’un technicien hors pair. Ses interventions lyriques et fiévreuses, nous le confirment ici et laissent deviner les arguments avec lesquels il saura bientôt propulser sa musique sur scène.

Côté batterie, si un autre fidèle, Franck Agulhon, a répondu présent à l’appel, on a ici doublé la mise en s’adjoignant les services d’un autre compagnon de tournée, Fabrice Moreau. Et puis il y a la guitare, d’esthétique résolument rock, celle d’un nouveau venu dans la sphère pédronienne qu’on peut aussi retrouver en Belgique, jouant du blues aux côtés d’un harmoniciste. Chris De Pauw, débusqué par Artaud dans le groupe Dum-Dum, répond au désir de Pédron : s’adjoindre un guitariste qui ne soit ni trop jazz ni un musicien de rock jouant du jazz… ou inversement ! De Pauw n’est pas pour rien, on le remarque vite, dans la coloration très particulière de cet album (il suffit d’écouter ses interventions dans des compositions telles que « Val André », « Omry Part 1 » ou « Enta Echams », titre où la référence à David Gilmour est flagrante et délibérée).

Mais si Omry représente un changement, c’est dans la continuité : celle de la quête d’un artiste très ouvert : il ne s’agit pas pour lui de « marquer un coup », mais plutôt de raconter une nouvelle histoire, son histoire, nourrie de ses passions anglo-saxonnes d’adolescence - pas toujours compatibles d’ailleurs avec l’intégration d’un saxophone dans l’espace sonore. Des musiques bariolées et qualifiées de progressistes au moment de leur explosion, qui témoignaient déjà de la nécessité de sortir du cadre étriqué de l’univers auquel elles étaient affiliées, celui du rock. Yes, King Crimson, Jethro Tull et Pink Floyd, surtout Pink Floyd, avec une prédilection pour l’époque Dark Side Of The Moon… dont les climats affleurent ici et là au long d’un voyage en dix étapes.

Toutefois, Omry n’est en aucun cas d’un disque « à la manière de », ni même « avec le son de ». Non, les influences sont ici absorbées, intégrées au propos et se devinent tant par le choix des couleurs qu’à la fluidité des compositions. Et ce qui frappe, tout au long de ce périple, c’est l’évidence de la mélodie : cette musique chante - comme on chanterait une ballade simple et émouvante, avant d’aller chercher d’autres hauteurs, celles d’une improvisation nerveuse et parfaitement contrôlée dans le temps. Ce mélange de jazz et de pop-music qui n’est du jazz ni de la pop-music, ou les deux à la fois sans jamais tomber dans le jazz-rock fade, mais qui est surtout beaucoup plus, c’est toute la force d’Omry ; un disque plein de vie (et pour cause : le mot signifie « ma vie » en arabe) qui trouve, il est essentiel de le rappeler, l’une de ses sources d’inspiration dans un coup de foudre récent, il y a tout juste trois ans : celui de Pierrick Pédron pour Oum Kalthoum. L’une des longues et lentes mélopées de la diva égyptienne s’appelait d’ailleurs « Enta Omry » (« Tu es ma vie »). Il en glisse discrètement quelques bribes dans la première partie du morceau-titre, curieusement placé en deuxième position et faisant suite au… troisième [6] : « Tu es ma vie », naturellement devenu, on le comprend, « Ma vie »… là est sans doute toute la symbolique de ce disque. Car en fin de compte, Pédron nous résume sa vie en musique – dont le bonheur tranquille est ici distillé subtilement, avec élégance.

On repense à ce qu’écrivait Sophie Chambon pour Citizen Jazz à propos de Deep In A Dream : « On fait silence : un silence admiratif qui suit une écoute attentive, sentimentale, presque amoureuse ». Et l’on se dit que la proposition est tout aussi valable pour Omry, disque auquel on s’attache très vite – l’adhésion est même instantanée – et pour longtemps. En se demandant avec gourmandise à quoi pourra bien ressembler la prochaine œuvre de Pierrick Pédron, sachant que celui-ci, qui franchit aujourd’hui un pas dans sa quête musicale, a d’abord besoin de jouer son Omry sur scène, de l’illustrer et de le développer, de le faire vivre avant d’imaginer quoi que ce soit d’autre. Lui qui cherche à offrir du jazz « une vision plus globale » et à « associer cette musique à d’autres styles » tient de toute façon dans son jeu des cartes maîtresses, celles de notre enchantement.

par Denis Desassis // Publié le 30 mars 2009

[1On le retrouve notamment aux côtés du premier sur Mingus Spirit et du second sur Background.

[2Deep In A Dream, 2006.

[3Après Cherokee, 2000, Classical Faces, 2004 et Deep In A Dream, 2006.

[4Plus Loin Music (PL4512), 2009 ; Distr. Harmonia Mundi

[5Dont le dernier disque, Trippin’ est un savoureux cocktail groovy dans la continuité de ses deux précédents.

[6En réalité, la numérotation des quatre parties correspond à leur ordre de composition.