Scènes

Ibrahim, Avishai et Papanosh… sous les platanes du Charlie Jazz Festival

Retour sur la dernière édition du Charlie Jazz Festival, plus de 2 500 festivaliers en trois jours, du 5 au 7 juillet 2013. A l’heure de Marseille Provence Capitale Culturelle, cette manifestation entre dans la cour des grands événements en Provence, terre de festivals.


Grand succès populaire pour cette dernière édition en date de Charlie Jazz Festival à Vitrolles, dans le superbe domaine de Fontblanche. Une soirée labellisée « Marseille 2013 » avec la création du Mediterranean Charlie Orchestra et de grandes pointures jazz attendues sous les platanes : Ibrahim Maalouf, Avishai Cohen…

Samedi. Quoi de mieux (pour moi), sous le feuillage du parc de Fontblanche, que de débuter la soirée avec le duo du pianiste-accordéoniste sarde Antonello Salis et du trompettiste Fabrizio Bosso ? Dans cette entente plus que cordiale, la création improvisée se développe avec un « Body and Soul » engageant, et si le trompettiste lance « Besame Mucho », en écho, le pianiste reprend au vol la phrase musicale, une idée appelant l’autre dans un enchaînement souvent logique. Cela vient naturellement sous les doigts de ce pianiste vibrant, et un fragment de Zappa s’intercale, pour le plaisir du jeu. Contrastes et dynamiques sauvages se superposent, la folie incendiaire de Salis, qui frappe aussi des percussions, se mariant aux zébrures déchirantes d’une trompette sachant aussi virevolter, caresser, inclure des boucles fines. Ce n’est ni dur ni désordonné, mais on reconnaît le vrai rythme italien, théâtral, solaire : ça joue vite, fort et bien, la mélodie est toujours là au tournant pour nous accrocher, avec générosité et allégresse.

A. Salis / F. Bosso © G. Tissier

Le public attend le groupe du trompettiste Ibrahim Maalouf dont la célébrité croissante est amplifiée par son passage dans nombre de festivals. Il se produit ici avec un groupe de rêve, Mark Turner au saxophone (que l’on n’entend pas assez, à mon goût) , l’excellent contrebassiste Larry Grenadier qui nous fait profiter de solos expressifs, et Frank Woeste, toujours à l’aise aux claviers.

La thématique de Wind (Sony) se révèle sous les platanes centenaires : elle ne parle pas des cèdres du Liban mais tourne autour de la musique de film, de ce qu’elle inspire aux musiciens actuels. Le trompettiste se lance dans une illustration rêvée de La Proie du vent, film muet de René Clair (1921). Mais il parle surtout de Miles Davis et de l’éternelle séance enregistrée en une nuit, pour le film de Louis Malle Ascenseur pour l’échafaud (1957). Sans s’étendre sur le discours bavard et parfois naïf (une bizarre numérologie à partir des dates de naissance de Miles Davis, Juliette Gréco et Serge Gainsbourg, dont la Javanaise sera reprise en rappel), on notera que la musique est festive et estivale, mêlant des rythmes entraînants de calypso, de bossa, des tonalités orientales et des inflexions jazz. Ce groupe a-t-il fondé une manière sinon un style, sur le fond d’une alliance entre l’ancien et les sons impeccables de musiciens expérimentés ? Les titres sont sobres, explorant toute la palette de sentiments et d’émotions de « Doubts », « Suspicion », « Waiting », « Questions and answers »… « Excitement », « Certainty », « Sensuality ». Le succès est garanti ; il est suivi de la traditionnelle séance de dédicace, avec de superbes affiches-portraits apportées par des fans.

Ibrahim Maalouf © G. Tissier

Dimanche. Kellylee Evans a été propulsée sur la scène jazz avec son premier album Fight or Flight (2006) mais c’est Nina (2011), en hommage à la grande Nina Simone, qui a fait le succès de cette Canadienne d’origine jamaïcaine. À Vitrolles, elle nous revient avec un autre album : I Remember When, en quintet, délaisse les standards pour une musique plus soul, tirant sur le hip hop, reprenant des thèmes d’Eminem. Toute menue, cette autre diva aux pieds nus chante avec cœur, calée sur un haut tabouret : on sent qu’elle a une envie folle de danser, que la musique la traverse de toute part… comme la foudre tombée chez elle il y a un mois. Elle s’en est tirée mais a décidé de ralentir le rythme, de ne plus se croire invincible. Elle arrive et repart en fauteuil roulant et chacun peut l’accoster, l’embrasser, se faire photographier avec elle, lors la séance - très appréciée là aussi - de dédicace. Portée par tant de joie et d’amour, elle éclate de santé vocale et phrase avec élégance. Sa musique est pétrie d’influences diverses, sa voix chaude, cajoleuse, entraînante. Elle a ce « je ne sais quoi », le swing sans doute. Une respiration naturelle, heureuse. Son charme opère et sa fragilité assumée fait le reste. Elle est bien entourée par le guitariste Eric Löhrer et une rythmique funk musclée - Sylvain Romano et Fabrice Moreau. C’est toute la culture black qui prend aujourd’hui, funk, soul, hip hop arrimés au jazz qui lui sert de socle. Une saveur estivale à croquer.

Avishai Cohen © G. Tissier

Roy Hargrove ayant annulé ses concerts pour raisons de santé, c’est le contrebassiste israélien Avishai Cohen qui se produit avec un nouveau quartet destiné à jouer sur de grandes scènes en plein air et à résonner vigoureusement. Il y a là une puissance peu commune, qu’il s’agisse du jeune pianiste Nitai Hershkovits ou du batteur Ofri Nehemya, encore plus juvénile, excellent en binaire comme en ternaire, ou du saxophoniste Eli Degibri, qui a notamment joué avec Fred Hersch. Peu de joliesse mélodique, même si les compositions vont puiser dans certaines racines et traditions populaires, et que le contrebassiste chante d’une voix posée, séduisante. La musique se veut dense, profonde et engagée.

Mais en fin de compte, la vraie surprise vient, lors de la dernière soirée, du groupe sélectionné pour la tournée Jazz Migration Papanosh (c’est une recette de crêpe roulée… ukrainienne). Ah, l’emprise de tous les folklores réels ou imaginaires, depuis l’ARFI ! Sur des compositions au départ inspirées des Balkans, ces fans de l’Alasnoaxis de Jim Black, nourris au jazz des Monniot et autres Dehors qui se frottent aussi au compliqué Lubat, ne s’en laissent pas compter. Ambiance caniculaire pour ces diables de Normands (ils viennent de Rouen) et leur musique tout en impros-ruptures dans un style « roots » qui évolue avec un bel instrumentarium, saxophones, trompette/ trombone, contrebasse, batterie et accordéon, piano-clavier.

Un gros brin d’exotisme oriental dans ce bouquet qui compose le « partage des midis » voulu par la capitale culturelle pour dresser un pont avec les autres rivages de la Mare nostrum, la Méditerranée. Le public local s’y reconnaît. On peut aller sur le territoire d’un autre et rester soi, aller jusqu’à transformer un défaut en style. Il est donc temps de découvrir cette musique fortement marquée, lyrique, drôle, exécutée par des instrumentistes de haut niveau, qui arpentent cette année les festivals d’ici et d’ailleurs en attendant des scènes plus régulières. Dans la nuit et sous le ciel réconciliés en ce début d’été, pour le Charlie Jazz Festival, on se sent bien : belle ambiance, douce chaleur, efficace équipe de bénévoles. On pense déjà avec plaisir à l’année prochaine.

Papanosh © G. TIssier

Post scriptum. La soirée du vendredi de ce 16e Charlie Jazz Festival offrait une teneur inhabituelle du fait de son estampille « Marseille Provence 2013 Capitale européenne de la culture ». L’événement avait été confié à Raphaël Imbert et à l’Orchestre des jeunes de la Méditerranée, sous forme d’une création plutôt ambitieuse : tenter l’alliage de musiciens rompus au jazz (la Compagnie Nine Spirit) et vingt-quatre jeunes musiciens sélectionnés dans une dizaine de pays bordant la Méditerranée. Puis greffer le tout autour du projet « imbertiste » : un hommage aux « Charlie » du jazz (Parker, Mingus – qui détestait qu’on l’appelle Charlie… – et Haden), doublé d’un autre hommage, à un Joseph cette fois, Conrad de son nom (auteur de Nostromo et d’Au cœur des ténèbres, entre autres), écrivain-navigateur qui, ayant quitté sa Pologne natale, débarqua à Marseille avant de se consacrer à l’écriture.

Projet ambitieux, sans doute un peu trop, qui dut être revu à la baisse. Qui trop embrasse… Il fallut donc une bonne semaine à ce groupe, en résidence près de Manosque, pour réunir musiciens classiques - jeunes de surcroît et issus de cultures diverses - et jazzeux affirmés ; une sorte d’expérience alchimique hasardeuse… mais qui a le mérite d’avoir été tentée. Un petit miracle a eu lieu : ils ont joué ensemble autour d’un programme inédit. Trente-deux musiciens sous les platanes de Fontblanche ont donc relevé un défi auquel ont largement contribué d’une part Johan Farjot à la direction musicale de l’OJM, et d’autre part, au chant et au guembri, le Marocain Majid Bekkas. Prise de risque, rendu musical forcément inégal, enthousiasme des participants… la preuve a été faite ; une fois de plus : classique, « world » ou jazz, la musique demeure universelle.

Mediterranean Charlie Orchestra © G. TIssier