Scènes

Sabbagh, Monder, Humair au Moulin à Jazz de Vitrolles, 12 novembre 2011

Dans la splendeur de l’impro


Le ménage à trois, ça fait toujours jaser… Même, ou surtout, quand ça jazze. Sabbagh, Monder et Humair, question charme respectif, on ne les verrait pas forcément pacsés. Mais en virée, alors là !… C’était 12 novembre au Moulin à jazz de Vitrolles, lieu de passes bien connu…

Le Français Jérôme (sax ténor, 38 ans) arrivait de New York ; normal, c’est là qu’il vit - et s’épanouit, à ce qu’on dirait. L’Américain Ben (guitare, dans les 40 ans) venait de Mexico, pour cause de gig. Et Daniel, le Suisse aux baguettes d’or (septuagénaire ravi), débarquait de Strasbourg et de son Jazzdor en cours. Miracle renouvelé du jazz, même si cette rencontre provençale n’avait rien de fortuit. Ils remettraient ça le lendemain à l’Ajmi d’Avignon puis au Sunside à Paris. Et ils n’en étaient pas à leurs premières salves, en témoigne entre autres leur I Will Follow You (Bee Jazz, 2010).

Le trio disais-je, comme problématique. Ou comme triangle magique. C’est mon option, pour ce qui est de ces trois-là. Laissons dans leurs affres les unions bancales qui attendent le quatrième élément pour souder l’attelage. Alors quid de ces lascars ? Des audacieux, des alpinistes de l’inouï, de ceux qui vous sculptent des sons nouveaux sur des rythmes inattendus et vous produisent un jazz d’aujourd’hui mordant dans le lendemain. C’est beaucoup. Le secret ? Un métier, certes – c’est bien le moins, mais pas toujours garanti. Donc, une maîtrise instrumentale de fond – de fondation –, sur laquelle la construction peut s’élever.

Photo © Gérard Tissier

Humair, n’en parlons même pas… et puis si ! parlons-en : c’est l’enchanteur – littéralement celui qui amalgame, au sens alchimique, les peaux au cuivre. Et voilà que ça sonne comme la Conférence des oiseaux – son de pattes frappées ou frottées aux tambours, coups de becs sur les cymbales. Ici on ne vogue pas dans l’univers des big bangs démonstratifs. Depuis le temps qu’il bat les mesures pour mieux en débattre, Daniel Humair bâtit sa rythmique comme une sculpture. Elle assure le ravitaillement énergétique du groupe tout en s’édifiant dans les hauteurs de l’artiste libre.

Autre bâtisseur, celui qui – mine de rien, mais tout de même entre six cordes et dix doigts – fait monter la pression atmosphérique. Là encore sans forfanterie, sans même le temps de saisir qu’on a bien plongé dans ses nappes harmoniques complexes et simples à entendre. L’inouï tient beaucoup à ce Ben Monder qui lutine la gratte comme d’autres le synthé, en l’arrosant d’électronique – sans jamais forcer la dose. On peut à l’occasion penser à son aîné, le guitariste hongrois Gábor Gadó et ses zébrures éthérées.

Puis, entre les deux, le cœur balançant de Sabbagh, l’agent de liaison qui corse l’affaire et produit l’étincelle d’un concert. Ici au ténor (il joue aussi du soprano), dans un jeu précis, très délié et, comme diraient les œnologues, dans une complexité de bouche et de corps sans pareil pour explorer l’inconnu – je parlais d’inouï, jamais entendu. Donc exit les clichés et place surtout à l’impro, dans la splendeur du jazz libre – pour ne pas dire « free », qui est un autre genre. Nous sommes ici dans la continuité d’un jazz évolutionniste, une musique qui s’invente en se vivant. Une gageure qui emprunte la voie étroite de l’exigence. Un jazz qui ne travaille pas à la séduction. Comme en politique, le discours peut osciller entre ses extrêmes, verser dans la démagogie et le populisme. « Faire peuple » n’a jamais payé qu’en fausse monnaie.

Jérôme Sabbagh, ts, comp ; Ben Monder, elg ; Daniel Humair, dm