Portrait

Remettre un peu de magie

Kurt Elling et Danilo Perez dévoilent des secrets de fabrication de l’album « Secrets are Best Stories »


Kurt Elling (Gérard Boisnel)

C’est en plein confinement que Kurt Elling a été sollicité pour contribuer à une séquence pédagogique « en distanciel » à destination des étudiants de l’école de jazz la plus cotée de la planète. Dans cette conversation à bâtons rompus, lui et Danilo Perez, co-concepteur de son dernier album Secrets are Best Stories, devisent sans filet de la fabrication de ce fabuleux album, nonobstant l’artificialité de la communication vidéophonique.

Kurt Elling (Gérard Boisnel)

Dans les fables racontées au long des plages de ce disque, un grand sens de la mélancolie se fait jour et Kurt Elling de reconnaître : « On vit dans un monde désenchanté, certes. Alors pour remettre un peu de magie, je voulais travailler avec Danilo Pérez pour son énergie musicale, politique et sociale. » Ce dernier concède : « On a d’abord parlé de nos vies et des philosophies qui nous animent, comme des « works in progress ». On se demandait ce que l’on pouvait faire pour amener du bien en termes créatifs. Ainsi est né Gratitude, que j’ai écrit à propos de notre appréhension du quotidien et de nos relations. »
Le chanteur rejette toute propension romantique : « Ça parle de sentiments. Personnellement, je suis beaucoup plus tempétueux de caractère que Danilo. Je me suis souvenu de ce poème de Robert Bly : il est chez lui, dans un environnement familier et, à l’occasion d’une promenade nocturne suite à une insomnie, il se demande comment ce qui l’entoure peut exister. La mélodie amplifie cette sensation, me semble-t-il. C’est peut-être un peu obscur mais il peut y avoir différents niveaux de lecture. »
Et le pianiste de préciser son apport musical : « Même si le morceau est écrit en 7/4, je n’y pensais même pas en l’écrivant. » Elling de conclure sur cette composition : « C’est la meilleure idée qu’on ait eue, on l’a eu ensemble. »

il y a de quoi être en colère

Parmi les compositions spécifiques pour cet album figure « Song of the Rio Grande », sorte de cauchemar éveillé face au traitement abject que les Etats-Unis réservent aux migrants, en particulier sous l’administration Trump. Elling : « J’avais dans l’idée d’écrire quelque chose d’assez sombre. Ça m’est venu assez rapidement. Cela étant, je ne suis pas un « protest singer ». Pourtant, là, il y a de quoi être en colère ». Le texte prend pour origine le décès par noyade d’un père de 25 ans, Oscar Martinez Ramirez et de sa fille Valeria, 23 mois, d’origine salvadorienne, dans le fleuve frontière Etats-Unis/Mexique, le cliché de leurs corps enlacés dans un même tee-shirt ayant fait le tour du monde au même titre que le cliché du corps du petit Aylan sur la côte turque.

Kurt Elling (Gérard Boisnel)

Et le chanteur de préciser sa posture artistique : « Je ne peux pas me permettre de la ramener en tant que « caucasien privilégié », cependant. Ce qui fait la différence, à mon avis, c’est ce piano augmenté, même si à l’origine on ne voulait pas d’électronique. » C’est manifestement un travail qui a particulièrement tenu à cœur à Pérez, d’origine panaméenne : « Mon père travaillait avec Jon Hendricks et j’ai toujours porté beaucoup d’attention aux paroles. J’ai ressenti le besoin de bricoler un piano avec beaucoup d’effets pour accompagner ces paroles si dures à chanter. Il y a quelque chose de spontané, d’automatique dans ma recherche sonore. Je me suis orienté vers un son sauvage, dangereux. Je suis vraiment parti du message des paroles ». Pour l’enregistrement, le chanteur concède avoir mis en boîte la partie vocale au clic, chez lui, pendant que le pianiste s’occupait du piano chez lui.

Un processus merveilleux et dangereux

Autre composition remarquable présente sur l’album : « Beloved », en hommage à la regrettée romancière afro-américaine Toni Morrison. Perez : « Pour moi cela faisait comme un écho à « Create » ». Elling précise que c’est le pianiste qui lui a suggéré de développer un thème en hommage à l’écrivaine, avec une dimension d’espoir et de pardon : « J’ai alors couché quelques paroles à partir d’un poème original de Frances Helen Watkins qui, dans les années mille huit-cent cinquante, parlait de sa propre quête de liberté. Est-ce que ça parle des migrants ou bien d’esclaves en fuite ? En tout cas, on savait qu’on devait parler des chasseurs d’esclaves. A la fin du poème original, la mère tue ses enfants plutôt que de les livrer à la servitude. Il y a quelque chose de l’esprit saint dans cette histoire. Mais pour moi c’était comme un défi joyeux paradoxalement. Je me demandais ce que je devais faire avec la texture de ma voix pour atteindre la paix nécessaire à l’interprétation. » La question du genre s’est posée aux deux jazzmen : comment, en tant qu’hommes, pouvaient-ils être légitimes à parler des femmes ? Elling reconnaît qu’une forme d’invitation mutuelle a marqué la conception de ce morceau, parlant d’un « processus merveilleux et dangereux simultanément », reconnaissant que, pour lui, « le plus grand défi » c’est de toujours se souvenir qu’il ne maîtrise pas tout en rentrant dans le studio d’enregistrement. Et le pianiste de préciser : « Ce qui importait, c’était de prendre en compte nos personnalités intimes, sans jugement réciproque. La nervosité de Kurt m’a en fait donné de la confiance. C’est une lutte contre soi-même. »

Kurt Elling (Gérard Boisnel)

Lorsqu’un étudiant demande aux deux ce qu’ils attendent mutuellement l’un de l’autre, Elling répond : « Danilo Perez n’était pas tant un accompagnateur qu’un co-créateur. Il est exact que d’un accompagnateur j’attendrais que, par ses notes, il m’encourage à chercher la direction dans laquelle je suis censé aller. Mais quand on sait qu’un pianiste peut couvrir jusqu’à dix notes à la fois, je ne peux que toujours m’interroger sur ce que je suis censé pouvoir faire de mon côté. » Et son compère de rappeler que Wayne Shorter lui a souvent répété qu’il faut « penser en termes d’éternel dialogue ». Saluant la connaissance que le chanteur a du saxophoniste, notamment par rapport à son art de « garder le beat », il adresse ce message à ses étudiants : « Orchestration, confiance et non-jugement doivent être nos mots-clés. »

Le tempo le plus naturel, ce sont les battements du coeur

Une étudiante s’interroge sur leur phrasé. Elling : « Je ne m’entraîne pas vraiment. J’essaye d’être pleinement conscient. Le matériau que j’ai, ce sont les mots avec, certes, la mélodie, l’harmonie et le tempo. Après, on peut prendre des risques avec la mélodie originale, mais cela dépend des informations délivrées par votre partenaire musical. » Pérez, après avoir rappelé l’appétence du chanteur pour les saxophonistes en termes d’inspiration, précise qu’il s’imprègne des paroles et « qu’il ne faut jamais oublier la puissance poétique des mots ». Pour lui, même si « l’aventure de la vie » (il cite encore Wayne Shorter), la respiration, la marche et le langage au quotidien sont des prémices indispensables aux ateliers qu’il conduit avec ses étudiants, « les mots ont le pouvoir de créer une réalité alternative. » Le chanteur précise alors sa pensée : « Le tempo le plus naturel, ce sont les battements du cœur. Pour délivrer un message avec véracité, il ne faut pas être prétentieux et être vraiment conscient de cet aspect organique. »

par Laurent Dussutour // Publié le 25 octobre 2020
P.-S. :

Cet article est la retranscription d’une conversation zoom en date du 22 avril 2020, entre Kurt Elling, Danilo Perez et des étudiants du Berkeley Global Jazz Institute, dont le pianiste est le directeur artistique. Avec l’aimable autorisation de Kurt Elling et de Danilo Pérez.
Merci à Gérard Boisnel pour ses somptueux clichés d’une prestation de Kurt Elling au théâtre de Caen en 2018.