Entretien

Robin Antunes, l’archet topographe

Rencontre voyageuse avec le violoniste Robin Antunes.

Le violoniste Robin Antunes aime les lieux de vie et de mémoire pour mieux les transformer en musique. Jeune musicien extrêmement sensible, il a vite compris que le violon était un instrument qu’on ne pouvait enfermer dans aucun style. Il a depuis longtemps plaisir à brouiller les cartes : approche très urbaine dans Monsieur Mâlâ qui fait fureur outre-Manche, on le retrouve dans le secret des vieilles pierres du Mont Saint-Michel avec l’ambitieux Mons Tumba qui souligne ses talents d’écriture, et une démarche binaurale qui le rapproche du travail sur la Ville de la chanteuse Ellinoa, avec qui il joue régulièrement. De manière plus intime, Antunes nous emmène avec Trablos dans le Liban tripolitain inconnu, au détour des souks et des rues populaires. Rencontre avec un musicien qui n’a pas fini de nous faire voyager.

- Robin, pouvez-vous vous présenter ?

Je suis né dans une famille de musiciens classiques, d’un père portugais et d’une mère française. Je joue du violon, de la mandoline, je compose et j’arrange aussi beaucoup. J’ai commencé le violon à l’âge de 5 ans au conservatoire où j’ai fait tout mon cursus classique jusqu’à mon prix à mes 18 ans. 

Robin Antunes

J’ai découvert le jazz dans les clubs, surtout au Baiser Salé à l’âge de 13 - 14 ans, quand mon ami Swaéli Mbappé, qui était dans la même classe que moi depuis la sixième, m’a emmené à un concert du groupe de son père Étienne, un été. À l’époque, je jouais aussi de la batterie. Je suis allé traîner dans les clubs parisiens le soir après les cours au lycée, je rentrais avec le dernier RER, j’allais à l’école et je recommençais quasiment tous les jours. J’allais parler à plein de musiciens et je leur demandais de me donner des cours. Entre 16 et 19 ans, j’ai suivi des cours dans tous les sens pour essayer de comprendre comment fonctionnaient toutes ces musiques que je découvrais chaque soir, qu’on qualifiait toutes de « jazz », mais qui étaient toujours différentes les unes des autres.

J’allais aussi faire des jams à la batterie et on a commencé à me dire : « Mais pourquoi tu ne ramènerais pas ton violon la prochaine fois ? ». Et petit à petit, tout ça a fait que j’ai commencé à assumer un peu plus le fait de jouer du violon « autrement ». J’ai mis beaucoup de temps à trouver ma place, j’avais très peu de modèles qui me plaisaient quand j’étais étudiant, j’ai dû aller chercher et faire du relevé chez les autres instrumentistes et trouver comment faire sonner mon instrument d’une manière qui me plaise et me corresponde.

Au CNSM, j’ai même écrit des essais sur le thème : pourquoi le « violon jazz » c’est naze et ça sert à rien ?" En réalité je crois que je n’ai pas vraiment changé d’avis au fond, je suis très difficilement satisfait des différentes approches du violon dans les musiques improvisées ou amplifiées que je peux voir et entendre. Et je me juge moi-même en premier, c’est une constante remise en question ! Mais je crois que ces dernières années, j’ai commencé à trouver des façons de sonner, de phraser et de me placer dans la musique qui me correspondent et me satisfont de plus en plus, que ce soit avec les pédales d’effets, les instruments préparés ou même la conception plus globale d’un projet musical en mettant un peu de côté cette idée de « soliste » propre à certains types de jazz historiques.

Robin Antunes © Patrick Martineau

- Alors, quand on est un jeune violoniste, qu’est-ce qui pousse vers les musiques improvisées ?

Plus ça va, plus je pense que c’est le terme « jazz » qui créé ce conflit chez moi avec le « violon jazz »… Se mettre dans une boîte alors que mon héritage culturel et musical ne répond vraiment pas seulement de cet idiome et de cette histoire ! D’où ce penchant de plus en plus prononcé chez moi pour ce qu’on appelle en France les « musiques improvisées », même si c’est aussi connoté à plein d’autres esthétiques auxquelles je ne m’identifie pas forcément non plus. 

On peut dire que mon approche du jazz était au départ complètement empirique, quasi autodidacte et pas du tout structurée, et que j’ai fini par faire ce qui serait peut-être le parcours le plus institutionnel et académique possible ! Je pense que ce sont ces deux opposés que j’aime essayer de concilier dans les projets que je peux proposer. 

Au CNSM, j’ai même écrit des essais sur le thème : pourquoi le « violon jazz » c’est naze et ça sert à rien ?

Déjà très jeune, j’étais attiré par l’improvisation. Je me souviens que j’avais pour habitude de continuer les pièces classiques que je devais travailler en improvisant ma version après la cadence finale. Je pense que j’avais envie de pouvoir moi aussi raconter quelque chose à ma manière et que l’improvisation me laissait encore plus de liberté que la seule interprétation d’une œuvre écrite. Je reproduisais aussi à l’oreille un peu tout ce que je pouvais entendre à la maison qui n’était pas de la musique classique : Pink Floyd, Yes, les Beatles, Camel, Supertramp, Starmania, du fado, du flamenco, João Gilberto… 

Ce que j’aime dans la musique, avec l’improvisation, la composition et l’arrangement, c’est que je peux raconter des histoires sans me poser la question de savoir si j’appartiens à tel ou tel style ou esthétique, et si je rends hommage à telle ou telle tradition. Et qu’au contraire, avec tous ces outils, je peux embrasser toutes ces esthétiques et ces traditions qui font partie de moi, de mon histoire et de ce qui me touche, pour créer mes propres trucs. 

- Pour beaucoup, on vous a découvert dans l’orchestre d’Ellinoa, et notamment dans Ville Totale. Quelle est votre approche de cet orchestre ?

Dans cet orchestre, je remplace de temps en temps mon amie Héloïse Lefebvre, superbe violoniste pour qui j’ai beaucoup de respect et d’affection ! J’avais aussi déjà remplacé Séverine Morfin pour la partie d’alto, donc on peut dire que j’ai déjà joué la moitié du quatuor dans ce groupe. Je connais Ellinoa depuis plusieurs années déjà, on s’est croisés sur plusieurs projets, notamment dans l’ONJ (avec Anna-Livia Plurabelle) et dans le groupe Theorem of Joy depuis deux ans. J’ai aussi plein de copains et copines dans ce grand ensemble, donc je pense que c’est aussi grâce à ça que je m’y suis senti intégré plutôt facilement quand on avait besoin de moi.

Mon approche dans ce type de projets très écrits et cadrés, en tant que sideman, c’est de coller au plus près à ce qui est demandé par la compositrice ou le compositeur. Mais toujours en y mettant un peu de moi, de ma façon de jouer, de phraser, d’improviser, de la manière la plus subtile et pertinente possible. 

Wanderlust Orchestra © Franpi Barriaux

- Pouvez-vous nous parler de cette découverte du Liban et de la ville de Tripoli, à la frontière syrienne où se situe Trablos, votre duo avec Benjamin Garson ? Peut-être aussi un mot sur ce duo ?

Avec Benjamin Garson, on est en duo, c’est une forme extrêmement intime. On a eu envie de chercher d’autres manières d’utiliser nos instruments et proposer une expérience sonore différente de que ce à quoi on pourrait s’attendre avec un duo violon et guitare. D’où ce parti pris de faire un programme quasiment exclusivement avec des préparations sur nos instruments (en rajoutant sur nos cordes du fil de fer, de l’aluminium, de la patafix, des baguettes chinoises, des pinces à linge et tout un tas d’autres bricoles)

Pour moi (et pour Benjamin Garson aussi, j’en suis sûr), ça a été une expérience assez bouleversante. Et quelque part, c’était ce qu’on était venu y chercher. C’était un peu un hasard de se retrouver dans ce pays. On a répondu à un appel à projet de la Villa Al Qamar (Résidence d’artistes de l’Institut Français du Liban) en se disant qu’on voulait aller dans un endroit dans lequel on n’aurait pas les codes, aucun lien personnel, dont on ne sait quasiment rien, pour se perdre un peu et voir ce que ça provoquerait d’un point de vue créatif.

On s’est retrouvés à Tripoli, capitale du Nord-Liban. Tripoli est la deuxième plus grande ville du pays mais aussi l’une des plus pauvres. Moi je suis tombé amoureux de cet endroit, il y a beaucoup de choses qui m’ont touché et que je n’ai pas comprises tout de suite, mais aussi beaucoup d’autres qui ont fait écho à ma culture portugaise.

Quelque part pour moi, ça a été aussi une petite thérapie, de prendre conscience que je ne suis pas que français, que j’ai grandi entre deux pays, deux langues, deux cultures, deux cuisines… Ça fait partie intégrante de mon identité, encore plus en tant que musicien. C’était assez drôle de me rendre compte de ça ! Après, tout le monde me prend pour un libanais là-bas, ça a peut-être aussi joué sur cette impression d’être un peu chez moi. Mais c’est surtout les gens avec qui on était qui ont fait que cette expérience a eu autant d’importance. Depuis septembre 2022, j’y suis retourné deux fois, on a une petite famille à Tripoli. À mes yeux et de l’expérience que j’en ai faite, je trouve qu’il y a vraiment un esprit tripolitain, qui n’a rien à voir avec Beyrouth par exemple. Il y a une histoire dans cette ville qui est encore très présente dans les bâtiments, les lieux de rencontre sociaux, que ce soit sur la place Al Tal ou dans les vieux souks, ou encore dans le quartier du port de Mina où on a habité tout ce mois de résidence, et on a trouvé ça extrêmement inspirant.

Robin Antunes © Franpi Barriaux

- Quelle a été la portée de cette expérience sur votre musique ?

Il faut savoir que le Liban vit une époque très particulière en ce moment… Nous, nous n’avons jamais connu le Liban d’avant la crise, et surtout à ce moment-là, on n’a connu que Tripoli, ce qui est assez particulier comme approche du Liban, d’après plusieurs personnes avec qui j’ai pu discuter quand j’y suis retourné. Je pense que ça a donné beaucoup de précision dans ce qu’on a fini par raconter dans ce projet et cet album : on raconte notre Tripoli, comment on a vu, ressenti, entendu, fêté, écouté, partagé dans cette ville. On a fait aussi beaucoup de field recording, ça nous a inspiré des compositions et on s’en est aussi servi en post-production pour superposer des sons de la ville à certains morceaux de l’album. Enfin, on a créé un instrument que j’utilise exclusivement pour jouer ce répertoire en particulier : un violon à cinq cordes que j’ai trafiqué avec une corde beaucoup plus grave, de l’aluminium et de la patafix dans les cordes, que je joue autant aux doigts qu’à l’archet et qui a un accordage bien particulier et pas du tout conventionnel.

Vers la fin de la résidence, on a joué cette musique dans un festival incroyable organisé par nos amis du hub culturel local, Rumman, devant 1500 personnes. C’était la première fois qu’un événement de cette ampleur se tenait à Tripoli depuis 25 ans, donc les trois quarts du public n’avaient jamais vécu ça. Ce qu’on a fait a été reçu d’une manière complètement inattendue : passer juste après un groupe de blues, en duo, sur instruments préparés, à faire de la musique bizarre devant une foule comme ça… nous n’étions pas très sereins. Et au final, on a vu des gens pleurer, d’autres danser, on a serré un sacré nombre de mains et de paires de bras après notre passage, avec cette impression générale qui nous était souvent témoignée : celle d’avoir mis des sons sur ce que certains pouvaient ressentir.

On s’est aussi rendu compte de la portée que pouvait avoir la musique, ce que ça fait aux gens de venir chez eux, les écouter, les observer, parler de leur ville et leur quotidien avec notre regard, nos sensations. C’était extrêmement puissant de vivre ça et de prendre conscience du rôle de la musique pour nous.

On a eu le Mont Saint-Michel rien que pour nous pendant 3 nuits de suite.

- Parallèlement, vous proposez Mons Tumba pour les 1000 ans du Mont Saint-Michel, pouvez-vous nous parler de cette expérience ?

J’ai travaillé à Mons Tumba depuis septembre 2021. Ce projet est lauréat du dispositif Mondes Nouveaux et c’est une commande de composition du ministère de la Culture et du Centre des Monuments Nationaux à l’occasion du millénaire du Mont Saint-Michel.

J’ai eu accès au Mont Saint-Michel plusieurs fois pendant cette année et demie de recherche et on est allé y faire des mesures acoustiques très précises avec Aurélien Marotte, ingénieur du son. De ces mesures, on a tiré une espèce de tableau qui répertorie toutes les notes présentes dans la reverb de l’abbaye et leur durée de vie dans le temps. J’ai utilisé ces données pour écrire tout un répertoire pour 11 musicien·ne·s et l’abbaye qui agit elle aussi comme un instrument, une extension de nos instruments, et in fine comme un douzième musicien. L’idée c’était de trouver les notes et les accords qui font vibrer l’air et la pierre du monument de la manière la plus exacte possible, et d’utiliser tous ces outils pour écrire de la musique avec l’espace et le temps comme sujet principal de tout ce travail.

On a eu le Mont Saint-Michel rien que pour nous pendant trois nuits de suite (on avait littéralement les clés !) pour enregistrer cet album en binaural, c’est à dire en 3D sonore, ce qui permet d’augmenter en quelque sorte l’aspect immersif de l’expérience, sans retouches en post-production. C’était incroyable d’être dans ce lieu et de faire de la musique originale dans un cadre pareil. Jusqu’au dernier moment, je ne savais pas si ce que j’avais écrit allait fonctionner dans cette acoustique et au bout du compte, dès les premières lectures à l’abbaye, c’était magique. Cette musique a été écrite pour ce lieu, elle ne peut fonctionner que dans ce lieu. Et ça rend l’expérience musicale hors du commun, autant pour les interprètes que pour le public du concert qu’on a donné après les trois jours d’enregistrement. 

Je suis très fier d’avoir pu être le premier à faire ça en mille ans d’existence de ce monument qui a une histoire tellement riche, dont je me suis inspiré aussi. Et je suis vraiment heureux du résultat, du talent des musicien·ne·s extraordinaires qui m’ont suivi dans cette ambition, qui ont compris si rapidement et brillamment là où je voulais les amener. La composition de la musique a été véritablement pensée par rapport à une acoustique particulière, in situ pour ainsi dire, ce qui fait que la réverbération reste maîtrisée par l’écriture de la musique et les consignes d’improvisation. Je crois que c’est une approche qu’on n’a pas vraiment le luxe d’avoir que ce soit dans le jazz, les musiques improvisées ou d’autres musiques.

Ce qui se passe dans cette scène française qu’on assimile souvent à la scène londonienne, n’a rien à voir. On n’a pas les mêmes diasporas, on n’est pas issus des mêmes immigrations, on a pas du tout le même héritage culturel.

- On vous a également entendu proche de la scène souvent qualifiée de « londonienne » avec Monsieur Mâla. Est-ce une manière d’embrasser un nombre important de styles et de langages ?

Pour moi, ce qu’on fait avec ce groupe, c’est de la musique d’aujourd’hui. Comme plein d’autres groupes de notre génération autour de nous ! Mais on ne cherche pas à coller à un style, à se réapproprier quoi que ce soit. On met en commun tout ce qu’on aime, ce qu’on connaît, ce qu’on découvre, et on cherche ensemble comment faire quelque chose qui nous ressemble et ça rassemble des gens autour de nous. 

On est vraiment très différents de la scène londonienne. Je crois qu’au fond c’est ce qu’ont voulu mettre en avant certains magazines spécialisés ces derniers mois, de manière très maladroite pour le coup… Ça a été mal exprimé et de ce fait mal interprété. 

Mais ça n’empêche que ce qui se passe dans cette scène française qu’on assimile souvent à la scène londonienne, n’a rien à voir. On n’a pas la même culture, on n’habite pas le même pays, on n’a pas les mêmes diasporas, on n’est pas issus des mêmes immigrations, on n’a pas écouté nécessairement les mêmes musiques, on ne raconte pas du tout la même chose dans nos compositions, on ne témoigne pas du même quotidien ou de la même histoire, on n’a pas du tout le même héritage culturel. Pour moi c’est très important de faire la différence ! Aussi parce qu’eux, chez eux, ils la font très bien. Avec Monsieur MÂLÂ on passe sur un grand nombre de radios anglaises, ce qui est clairement incomparable avec ce qu’on a comme résultats chez nous en France, et c’est justement grâce à notre différence. Quand on remplit un Ronnie Scott’s alors que c’est la première fois qu’on se produit en Angleterre, c’est aussi parce qu’il y a cette différence. Elle est précieuse, cette différence qu’on a ici, elle est à nous, je trouve ça dommage qu’on assimile trop tous ces groupes tellement passionnants à ce qui se passe outre-Manche et qu’on finisse par tout noyer sous l’étiquette d’un « effet de mode ».

Robin Antunes © Franpi Barriaux

- Quelles sont vos influences majeures ?

C’est difficile de donner une réponse très précise ! Mais parmi ceux qui m’ont le plus profondément marqué il y a Étienne Mbappé, Ultramarine, System of a Down, Robert Glasper, Max Cooper, Eve Risser, Starmania, Jamiroquai, Tigran Hamasyan, Flavien Berger, Mac Miller, Floating Points, Ambrose Akinmusire, Snarky Puppy, Meshell Ndegeocello, Clément Janinet… Et surtout toutes celles et ceux avec qui j’ai eu le plaisir et la chance de jouer ou d’enregistrer leur propre musique. Je me sens toujours très nourri quand je participe à des créations en tant que sideman et ça influence beaucoup ce qui se passe dans mon parcours personnel ensuite. 

- Quels sont les projets à venir ?

On devait faire une tournée pour la sortie de l’album avec Benjamin au Liban la première quinzaine de novembre, mais elle a été reportée au printemps prochain - pour l’instant - en raison de la guerre au Proche-Orient. 

On est en train de réfléchir à une installation sonore de Mons Tumba, en 3D immersive pour continuer à faire vivre cette œuvre au-delà de l’album, en gardant toutes les propriétés acoustiques de ce projet et l’espace du Mont Saint-Michel qu’on ne peut évidemment pas déplacer physiquement ! 

Et enfin, on prépare la sortie du prochain album avec Monsieur MÂLÂ pour mars 2024, avec une belle tournée qui se profile, qui passerait par l’Angleterre, le nord de l’Europe, l’Inde, la Chine, le Brésil… Et, on l’espère vivement, la France.