Chronique

Sakina Abdou

Goodbye Ground

Sakina Abdou (ts)

Label / Distribution : Relative Pitch

Il est des musiciens qui naissent sur un coup d’éclat. Un renversement de table dont il faut vite mesurer si ce sera fugace ou si, au contraire, le geste est fait pour durer. Et puis il y a, comme la saxophoniste Sakina Abdou une discrète et plus longue ascension qui vous rend incontournable et s’inscrit dans le temps. Personne ne doit être surpris que le label étasunien Relative Pitch héberge un solo de la soufflante nordiste ; voici un paquet d’année maintenant, des aventures au sein de Muzzix comme dans les Pensées Rotatives de Théo Girard que le timbre puissant et légèrement rêche de Sakina Abdou est présent dans nos musiques, et que des artistes comme Raymond Boni travaillent avec elle en toute liberté. Depuis Vazytouille, la jeune femme est au centre de nos musiques, et ce ne sont pas le Onze Heures Onze Orchestra ou le Red Desert Orchestra qui diront l’inverse. Mais pour toutes les histoires personnelles, il faut un point de départ, un signe fort, et voici Goodbye Ground et son long morceau titre qui permet de juger de l’espace que prend le saxophone. C’est une musique du paradoxe : à la fois aérienne, dans ses soudaines bifurcations et diablement terrestre, plantée dans la raucité des anches.

C’est la simplicité qui saute immédiatement aux oreilles avec ce premier solo. Lorsqu’il s’ouvre avec « The Day I Became a Floor », on peut tout suite comprendre qu’il ne s’agira pas de rouler de virtuoses mécaniques ou de subir des envolées vengeresses. Si mécanique il y a, c’est celle, subtile, des tampons et du métal du saxophone qu’Abdou travaille comme une matière première, non sans opiniâtreté. Très vite, la musicienne se libère de la forme, la fait totalement sienne pour jouer une partition très personnelle, sans aucun faux-semblant. On raconte souvent que le solo est une quête, une catharsis. Sakina Abdou n’échappe pas à cela, mais elle, elle ne sombre ni dans la colère, ni dans le pathos. Elle joue ce qu’elle doit jouer, simplement, captant une musique de l’instant avec un sens particulièrement aigu de la construction, ce que l’on peut notamment constater dans « Planting Chairs Part.1 », début d’une courte suite qui clôt l’album.

Enregistré à la maison, avec un minimalisme qui lui sied à merveille, il n’est pas surprenant que Goodbye Ground soit un disque de l’intime. Mais ce n’est pas parce qu’on évoque la simplicité que le résultat ne produit pas de vagues. Au contraire, la musique de Sakina Abdou est puissante, tempétueuse parfois, notamment lorsqu’elle va piocher dans les profondeurs (« Goodbye Ground »). Elle est surtout mature et très personnelle, avec quelques figures tutélaires en tête (Warne Marsh, Sonny Rollins…) sans pour autant s’enfermer nulle part. Ce premier album solo est une solide construction qui aime à rechercher une certaine infinitude, où chaque morceau s’emboîte pour raconter une histoire. C’est surtout la brillante confirmation du talent de Sakina Abdou, actrice de l’ombre qui trouve le meilleur moment qui soit pour attraper la lumière et briller.