Scènes

Charlie Jazz Festival : du binaire et des géants

Compte-rendu du Charlie Jazz Festival 2022


Le festival vitrollais, dans la banlieue de Marseille, a de nouveau fonctionné à pleine voilure en ce début juillet 2022. Il y a toujours cette programmation de qualité, parfois pointue, composée par le directeur artistique Aurélien Pitavy, ainsi que tous les ingrédients de convivialité de l’évènement (fanfares à l’apéro, DJ en fin de soirée), pour vivre trois jours entre propositions pointues, séquences dansantes et moments en compagnie de légendes vivantes. Cette édition se distingue par le tropisme binaire de nombre de formations et la présence de géants du jazz en quête de sensations orientales…

Vincent Peirani (R. Arnaud)

Vendredi 1er juillet
Avec le guitariste Federico Casagrande et le batteur Ziv Ravitz, le « power trio » Jokers de l’accordéoniste Vincent Peirani propose un répertoire issu de son appétence pour les musiques actuelles les plus déjantées. C’est lourd et léger, sérieux et primesautier : on navigue entre ritournelles et breaks puissants et archaïques. Lorsque le leader se saisit d’un mélodica, le trio fait jaillir des sensations cinématographiques.
La musique circule sans limites. Les rythmiques sont faussement binaires et les musiciens jouent des tensions qui naissent de leurs instruments. En particulier, la batterie devient un orchestre, quand l’accordéon et la guitare sont au diapason avec elle, dans des univers aux couleurs improbables et touchantes.

Sur la petite scène du Moulin (la grande scène se situant, elle, sous les platanes), place à un trio de bricoleuses hors pair, Line & Borders - Leïla Soldevilla (b), Emilie Lesbros (voc), Rafaëlle Rinaudo (harpe). L’espace sonore est trituré jusqu’à en être dilaté et les trois musiciennes déploient des ondes d’émotion qui émergent d’un maelstrom musical où la cohérence surgit de vagues d’incohérence.

Franck Vaillant (R. Arnaud)

Car à Vitrolles, on prend toujours soin à valoriser des artistes « en émergence », avec le soutien de réseaux impliquant des partenaires locaux tout en bénéficiant de l’aide des pouvoirs publics. Non, décidément, subventionné n’est pas un gros mot lorsque l’on peut valoriser des artistes de cette trempe.

Juste avant le concert suivant, une prise de parole de l’ONG SOS-Méditerranée en appelle à notre solidarité d’Européens avec les migrants qui sont secourus lors de la traversée périlleuse de la Mare nostrum. Une initiative très rare dans la jazzosphère que cet espace laissé par un festival - a fortiori dans une ville comme Vitrolles où l’association Charlie Jazz résista à la gestion fascisante des Mégret il y a bientôt trente ans, qui a laissé des traces dans l’administration municipale… Thomas de Pourquery, qui déboule sur la grande scène avec son groupe Supersonic, ne manquera pas de rappeler l’impératif du soutien à l’ONG. Musicalement, le show est plus que rodé : le nouveau répertoire « Back to the Moon » sonne encore plus déjanté que le précédent, avec des joutes de sax enfiévrées entre le leader et Laurent Bardainne au sax ténor et une rythmique qui déploie la puissance d’un vaisseau spatial (l’électronique assure décollage et alunissage et Franck Vaillant, suppléant à Edward Perraud, fait plus que le job à la batterie).

Bonne idée que de terminer cette première soirée par un set du quintet Daïda avec Vincent Tortiller (dm), Arno de Casanove (tp), Auxane Cartigny (elp), Samuel F’Hima (b), Antonin Fresson (g). Le groupe, lauréat du concours Jazz à la Défense 2021, s’y connaît pour faire danser les corps et les esprits, avec des musiciens qui font aussi le métier dans les franges créoles du jazz hexagonal. Il se dit que certain.e.s ne pouvaient pas quitter le dance-floor !

Kutu (R. Arnaud)

Samedi 2 juillet
Sur la scène des platanes, place à la douce folie de Kutu. Le dernier projet du violoniste plus que naturellement perché Théo Ceccaldi renoue avec le tropisme éthiobeat qui marque les scènes européennes depuis une vingtaine d’années (la chanteuse éthiopienne Eténèsh Wassié avec les toulousains Le Tigre des Platanes, puis en duo avec le bassiste de ces derniers, Matthieu Sourisseau ; le légendaire saxophoniste d’Addis-Abeba Getatchew Mekurya avec les punks expérimentateurs bataves de The Ex…). On frémit toujours d’extase sous les mélopées et le groove azmari : les deux chanteuses, Haleluya Tekletsadik et Hewan Gebrewold, déroulent leurs lyrics avec une force de conviction bienvenue, conviant le violoniste à se risquer dans leurs gammes pentatoniques entre Afrique et Moyen-Orient, cependant que ce diable de Cyril Atef, à la batterie, fait office de pourvoyeur de rythmes effrénés et néanmoins langoureux. Le frangin du violoniste, Valentin Ceccaldi, pose tranquillement des lignes de basse redoutables, cependant qu’une claviériste-choriste, Akemi Fujimori, saupoudre le tout de quelques fréquences qui ajoutent un supplément de transe.

Pas du jazz, prétendent certains puristes. Ah bon, et les improvisations débridées du violoniste et du batteur, et, surtout, cette invitation permanente à la danse la plus échevelée, ce n’est pas du jazz ? Certains mériteraient d’être conviés à voyager dans le temps direction le Savoy ou Saint-Germain-des-Prés pour se rappeler l’impératif dansant des musiques issues de la diaspora noire américaine.

Certes, cet impératif peut être sacrément poétique. C’est ce que ne manquera pas de rappeler le Crosscurrents Trio qui s’exprime plus tard sur la même scène. Entre Dave Holland à la contrebasse, Zakir Hussain aux tablas et Chris Potter au sax’ténor, c’est d’abord le contemplatif qui s’impose. Mais un contemplatif délicieusement funky et groovy, convoquant un blues universel comme seuls ces trois-là peuvent l’assurer. Leurs rêves bleutés s’immiscent avec une profondeur de champ sans pareille. On a la sensation qu’ils convoquent toute l’histoire du jazz avec un zeste d’onirisme oriental. Les harmoniques du maestro Holland dansent avec celles diffusées par les percussions indiennes de Maître Hussain, cependant que les volutes de saxophones de Potter font naître des étoiles.

Crosscurrents trio (R. Arnaud)

« Good Hope » : tel est le nom de ce répertoire qui a été freiné dans sa diffusion mondiale par la pandémie de COVID-19 et qui, depuis, redonne de l’espoir dans une humanité réconciliée avec l’ensemble du vivant. Quand ils terminent sur un petit calypso fondant à souhait, l’on se dit que, décidément, l’impératif dansant ne les a pas quittés, eux non plus.
Entre temps, le trio Nout - Delphine Joussain (fl), Rafaëlle Rinaudo (harpe), Blanche Lafuente (dm)- se sera exprimé sur la scène du moulin, dans un tourbillon sensoriel mélodique et rythmique issu de ses inclinations pour Sun Ra, John Zorn et Nirvana. Energie très punk, mélodies poignantes et foutraques, avec des instruments poussés dans leurs ultimes retranchements. Ces foldingues seront rejointes sur scène par Emilie Lesbros, Simon Sieger (tb) et Thomas de Pourquery (voc, électronique) pour un final hautement incandescent. Le pogo guettait.
En dernière partie de soirée, le bidouilleur-trompettiste-DJ Etienne Jaumet s’adjoint les services de Thomas de Pourquery - décidément « invité d’honneur » de ce festival 2022 - pour faire danser le public jusqu’à point d’heure.

Dimanche 3 juillet
Une des fanfares que se plaît à programmer l’organisation, Ceux qui Marchent Debout, remet les pendules à l’heure du funk le plus suave. Avouons qu’avec leur métier (l’ensemble existe depuis une trentaine d’années, émergeant des derniers soubresauts du rock alternatif des années quatre-vingt-dix…), ils savent y faire pour inciter à se trémousser les tafanaris (le mot provençal pour « postérieurs »). Sur la scène du moulin, le trio du claviériste Tony Paeleman, avec le bassiste Julien Herné et le batteur Stéphane Huchard, propose un voyage dans un labyrinthe de boucles expérimentales et groovy. Forcément, on n’en sort pas indemne.

Trilok Gurtu (R. Arnaud)

Cette même idée de transport sensoriel irrigue le groupe qui lui succède sur la scène des platanes : avec la légende venue du froid Jan Garbarek, au saxophone, et le redoutable percussionniste Trilok Gurtu, des ondes métisses font vibrer d’aise le public et la nature. Même les cigales se mettent de la partie, lorsque le mélodiste et le rythmicien s’échangent les rôles, ou quand Garbarek esquisse quelque raga indien avec la colonne d’air de son soprano courbé.
Accompagnés par deux musiciens plus que solides, le brésilien Yuri Daniel à la basse électrique et le pianiste-claviériste Rainer Brüninghaus, ces deux complices tissent des histoires universelles pétries d’émotions contrastées.
Et l’on dit qu’en fin de soirée le DJ Hyperactive Leslie faillit allumer un de ces incendies qui font des ravages…