
Sara Serpa, les choses de la vie
La chanteuse portugaise ne concède rien de son univers.
Sara Serpa © Ebru Yildiz
Apparaître dans le paysage du jazz international aux côtés d’une légende comme Ran Blake a tôt fait de vous classer comme une musicienne à écouter avec une attention soutenue. La chanteuse portugaise Sara Serpa fait partie de ces artistes qui ne concèdent rien de leur univers lorsqu’il s’agit de présenter sa musique : intime, très influencée par l’image et différents courants artistiques, l’œuvre de la jeune femme installée aux États-Unis depuis de nombreuses années a toujours l’art de toucher un point sensible, immédiatement et de manière inédite. Après lui avoir consacré un court portrait il y a quelques années, il nous semblait important d’interroger Sara Serpa à l’occasion de la sortie d’Encounters & Collisions, son nouvel album autobiographique aux formes et aux couleurs fascinantes. Rencontre avec une musicienne précise et douée d’un fort imaginaire qui illustre un parcours d’une rare rigueur.
- On aimerait vous demander de présenter votre parcours, mais on conseillera au lecteur d’écouter le disque… Qu’est-ce qui vous a motivée à réaliser ce travail biographique ?
L’aspect biographique de mon travail m’est apparu comme une révélation. Je crois que, d’une certaine manière, nous nous livrons tous à une narration de type biographique - déguisée à travers les titres des chansons, les noms des albums ou les émotions que nous intégrons dans notre musique pour capturer des moments significatifs de la vie. J’ai toujours admiré l’art d’écrire sur soi-même, que ce soit par la musique, les mots ou les images. Lorsque j’ai commencé ce projet, je pensais composer pour raconter la vie de quelqu’un d’autre, mais à un moment donné, je me suis rendu compte que j’écrivais sans doute sur moi-même depuis le début.
- Sara Serpa © Ebru Yildiz
- Déjà avec Recognition, vous aviez entrepris un travail documentaire, au sens cinématographique du terme. Avez-vous l’impression d’avoir inventé un genre à part entière ?
Je puise mon inspiration dans un large éventail de sources musicales, littéraires et cinématographiques. Le défi de traduire ces influences dans mon propre travail est ce qui me motive chaque jour. Je ne dirais pas que j’ai inventé un genre qui m’est propre, mais cette approche me semble être la seule façon de créer véritablement. Pour moi, la joie et le sens résident bien plus dans le processus de création que dans le produit final. Une fois le projet achevé, j’ai souvent besoin de temps pour me remettre du processus de création et chercher de nouveaux moyens de me reconnecter avec l’objectif de mon travail. Agnès Varda me vient à l’esprit pour son expérimentation honnête et sans crainte.
L’aspect biographique de mon travail m’est apparu comme une révélation
- Quand on pense à votre musique, on pense à l’image : votre collaboration avec Ran Blake a-t-elle joué dans le caractère cinématographique de votre musique ?
Rencontrer Ran Blake, qui partage ma passion pour le cinéma, a été un véritable cadeau. Il m’a beaucoup appris sur la manière d’intégrer des idées cinématographiques dans ma musique. Il a toujours une intrigue en tête avant une représentation, ce qui rend le mouvement entre l’improvisation et le matériel écrit si naturel
- On sent dans votre travail - c’était le cas avec Night Birds réalisé avec votre compagnon André Matos - que vous mettez un soin tout particulier à instaurer des climats. Est-ce que votre chant s’apparente au travail d’un directeur de la photographie, pour rester dans la métaphore du cinéma ?
La création d’atmosphères a toujours été au cœur de ma démarche. La musique a eu une influence considérable sur mon imagination. Que se passe-t-il lorsqu’elle m’emmène dans des endroits où je ne me concentre plus sur la forme, les hauteurs ou les aspects techniques ? Lorsque j’entre en contact avec des musiciens à ce niveau, la musique trouve inévitablement un écho chez les auditeurs. Et ces moments restent à jamais gravés dans nos mémoires.
- Il y a dans ce disque une grande intimité, souvent une mise à nu des sentiments. Le pas a-t-il été difficile à franchir ? Notamment pour parler de la mort de votre père ?
Il s’agit d’une œuvre profondément émotionnelle, et l’interpréter en direct exige beaucoup de moi. Il m’a fallu plusieurs années pour écrire la musique, rédiger les histoires et réaliser les dessins. Parler de la perte est sans aucun doute difficile, mais je ressens un sentiment de paix lorsque je peux canaliser cette tristesse en musique. Je pense que l’art est essentiel dans nos vies, car il traduit le non-dit en quelque chose que nous pouvons partager. J’aimerais vraiment que tout le monde ait un tel exutoire.
- Sara Serpa © Ebru Yildiz
- Est-ce que ce disque était un besoin cathartique ? Il est aussi agrémenté de dessins.
La création de cet album m’a obligée à faire une pause et à réfléchir à mon parcours, et je crois que j’ai changé à travers ce processus. Accepter toutes les Encounters & Collisions [1] que j’ai vécues, et réaliser qu’elles font partie intégrante de ce que je suis, a été une prise de conscience importante. La quête d’identité est sans fin, surtout pour les artistes : qui suis-je maintenant, suis-je la même personne, la même musicienne, ai-je toujours les mêmes aspirations qu’il y a 20 ans ? C’est étrange de dire « il y a 20 ans » sans se sentir vieille. Le temps passe trop vite, et je pense qu’il faut se concentrer davantage sur le présent, plutôt que de courir après un bonheur inaccessible.
Le dessin a toujours fait partie de ma vie, et c’est par un heureux hasard que j’ai décidé de fusionner ma musique et mes dessins. J’ai dû apprendre un nouveau médium et, pendant un certain temps, je me réveillais tous les jours à 6 heures du matin pour les terminer. C’est un processus qui prend du temps et qui n’est jamais vraiment terminé.
Le dessin a toujours fait partie de ma vie
- Comment aborde-t-on le travail de la voix dans une œuvre aussi originale ? Comment avez-vous travailler le projet avec votre quartet ?
Je me concentre sur le son, l’élasticité, l’intonation, l’improvisation et la sensation de temps. Dans ce cas, j’ai ajouté des paroles pour introduire une nouvelle couche de connexion et de narration. Le quatuor a été très réceptif à ce travail et j’ai eu l’occasion de le jouer en direct avant d’entrer en studio. Comme pour d’autres projets, il semblait si différent de mes travaux précédents que je ne pouvais m’empêcher d’en douter : est-ce bon ? Les gens vont-ils le comprendre ?
- Dans votre orchestre, il y a quatre New-yorkais, dont deux « permanent aliens » pour reprendre vos termes. Est-ce qu’Ingrid Laubrock a eu un rôle de partage d’expérience dans votre projet ?
Tous les immigrants partagent certaines expériences - l’importance d’un bon avocat spécialisé dans les questions d’immigration, les demandes de visa interminables, les difficultés à voyager ou à travailler… Ce sont des aspects souvent négligés par les nationaux, mais en fin de compte, nous développons un fort sentiment de solidarité avec les luttes et les victoires des uns et des autres à cet égard.
- Votre trio avec Erik Friedlander était déjà constitué, qu’a apporté le piano d’Angelica Sanchez dans votre approche musicale ?
Avant tout, Angelica Sanchez apporte l’harmonie ; le piano remplit l’espace et fournit un son avec lequel les gens sont plus familiers. J’admire le fait qu’Angelica ait de solides bases en jazz, mais qu’elle soit aussi un maître de l’improvisation libre.
- Sara Serpa © Ebru Yildiz
- Encounters & Collisions est intrinsèquement américain dans son propos, mais avec un éclairage européen, comme beaucoup de cinéma d’art et essai, là encore. C’est important de conserver un regard transatlantique ?
Je pense qu’il est essentiel de conserver une perspective globale. Des thèmes tels que la migration vers un nouveau pays, l’adaptation, la traduction dans une nouvelle langue, la solitude, la maternité et la perte sont universels. Il est essentiel d’écouter et de voir vraiment les autres. À une époque où le sentiment anti-immigrant est si répandu, nous devons prendre soin les uns des autres et nous méfier de ceux qui prônent la haine et la peur de l’étranger.
- Quels sont les projets après ce disque ?
Ce projet a pris beaucoup de temps et, à la fin, j’étais impatiente de le terminer. J’ai hâte de souffler un peu, de chanter, de répéter cette nouvelle musique et d’autres, et de me donner un peu d’espace avant d’entamer un autre projet créatif.
Je termine un album en duo avec Matt Mitchell, dont la sortie est prévue pour la fin 2025, et j’espère enregistrer un nouvel album avec André Matos. En mai, je me produirai au Long Play Festival avec un nouveau groupe fantastique composé de Marta Sanchez, Greg Ward et Qasim Naqvi.