Portrait

Savannah Harris, une sacrée guerrière

Portrait de la batteuse Savannah Harris.


© Philippe Bertrand

À trente ans, Savannah Harris est une valeur sûre de ce que l’on appelle désormais le langage jazz global. Originaire de Bay Area (Oakland, Californie), elle s’exprime à la batterie aussi bien auprès de « maîtres » comme Kenny Barron, Jason Moran ou Terence Blanchard, qu’auprès d’improvisateur·trices redoutables comme Tomeka Reid, entre les États-Unis et l’Europe.

Savannah Harris, 2019 © Frank Bigotte

Lors de son passage à Marseille avec le quartet du contrebassiste Or Bareket, comprenant aussi le pianiste Jeremy Corren et le saxophoniste Godwin Louis, à l’invitation de l’insatiable équipe de « Jam hors les murs », Savannah Harris fait plus que convaincre. Son jeu kaléidoscopique ouvre à l’ensemble des perspectives rares. La moindre surface des toms et cymbales est sollicitée avec nuance et puissance. Son jeu de grosse caisse, en particulier, fait constamment tanguer l’équipage par des beats qui sollicitent l’instinct sans jamais ignorer l’architecture d’ensemble des morceaux.

Je prête beaucoup d’attention aux accents mélodiques et aux variations harmoniques

« J’ai très vite compris que la batterie avait des potentialités artistiques. Pour moi, c’est comme un travail de chef d’orchestre (« conducting »). Les oreilles recueillent tout ce qu’il se passe sur scène. Il faut vraiment être en accord avec ce qui intervient autour de l’instrument et mettre en valeur toute cette matière sonore. C’est essentiellement non-verbal. Je prête beaucoup d’attention aux accents mélodiques et aux variations harmoniques, tout en mettant en valeur les improvisations des autres musiciens du point de vue rythmique. Ce sont pour moi trois dimensions essentielles de la batterie. Aucune ne peut aller sans l’autre. »

Avec ses baguettes et, parfois, ses balais ou bien ses mailloches, elle contribue à une densité de l’instant qui génère des récits universels. Cette capacité à jouer par-delà le swing et le groove, la tiendrait-elle de ses mentors ?

« Geri Allen m’a appris énormément à écouter, à répondre aux mouvements harmoniques en particulier. Kendrick Scott, qui est toujours mon professeur de batterie, m’a fait prendre conscience de l’importance du son d’ensemble de l’instrument. La rencontre avec Or Bareket, avec qui je joue depuis 2019, a également été très importante quant à mes capacités à partager. »

Ses facultés à intégrer divers contextes musicaux sont peu communes. De ses premières émotions musicales, elle cite par exemple « On A Plain » de Nirvana ! Forcément, grandir dans la région de Bay Area, dans une famille dont les deux parents, musiciens, la mettent sur un tabouret derrière des toms dès l’âge de deux ans, ça ouvre les oreilles.

Avec un double cursus en batterie de jazz, qu’elle parachève à New-York, et en journalisme musical, qu’elle finalise à Washington DC, elle acquiert une connaissance affûtée des potentialités de son instrument ainsi que des attentes artistiques autour de ce dernier. Elle a récemment intégré le projet temporairement intitulé « Gen Z » du contrebassiste Christian McBride, dont elle salue la capacité à générer des passerelles entre les générations et entre les cénacles artistiques et la « street credibility ». Savannah Harris a d’ailleurs obtenu une bourse du Musée National de Harlem récompensant son immersion dans la communauté musicale. Elle figure également sur l’album de la chanteuse-contrebassiste amérindienne Mali Obomsawin.

Savannah la guerrière © Jean-Michel Thiriet

La culture des Premières Nations m’importe énormément et, quelque part, nourrit mon jeu de batterie

« Je suis très fière de travailler avec elle. Je respecte énormément son engagement auprès de son peuple : elle rend à sa communauté d’origine les fruits de son travail artistique en animant des ateliers et en s’engageant dans des mobilisations avec les siens. La culture des Premières Nations m’importe énormément et, quelque part, nourrit mon jeu de batterie. Quand on connaît un tant soit peu l’histoire politique des États-Unis, on ne peut pas ignorer la force des traditions musicales amérindiennes, qui sont toujours vivantes. Elles sont très liées à la façon de bouger, de danser, aux conceptions de la nature et de la spiritualité. »

Elle s’investit dernièrement dans un trio aux orientations électro avec le producteur multi-instrumentiste Morgan Guerin et la chanteuse/performeuse Joy Morales. Signalons sa présence aux côtés de la saxophoniste genevoise, désormais new-yorkaise, Maria Grand dans un allwomen trio avec la contrebassiste Linda May Han Oh .

Savannah Harris, Marseille, 20/04/2023 © Philippe Bertrand

Une forme d’engagement féministe qu’elle déploie d’ailleurs dans des performances solo, et qu’elle a développé durant ses études de journalisme en tenant une rubrique intitulée « femiknowledge ». Pour autant, la question du genre n’est pas son leitmotiv.

« Il me semble que lorsqu’on se focalise trop sur cette question du genre, on a tendance à négliger ce qui est essentiel : le partage des émotions musicales. Peut-être y a-t-il des spécificités féminines dans ma façon d’écouter et de jouer, une certaine dose de sensibilité que n’auraient pas mes collègues masculins. Mais je me conçois d’abord comme une « p**** de guerrière » derrière mes toms ! »

En Europe, ses tournées l’ont conduite en France, en Espagne, en Allemagne, en Suisse, où elle dispense des ateliers avec un trio en tant que leadeuse - avec Or Bareket et le pianiste Jeremy Corren. Elle annonce également la sortie d’un album avec le quartet OKSE, dont elle assure le co-leadership avec la saxophoniste danoise Mette Rasmussen, le bassiste et producteur berlinois Petter Eldh, ainsi que Val Jeanty au « design sonore » [1].

Actuellement, elle tourne avec le quintet de Cécile McLorin Salvant. De Marseille au monde, la planète jazz devra désormais compter avec Savannah Harris !