Entretien

Simon Goubert (I)

Interview de Simon Goubert, batteur stakhanoviste et musicien à l’univers très personnel… Première partie.

Pour la sortie de son dernier disque, Simon Goubert, musicien passionné et passionnant, y compris dans ses propos et à travers sa voix douce, parle de ses inspirations, de ses projets actuels mais aussi de la situation actuelle du jazz. On ne peut qu’être fasciné par sa simplicité, son hospitalité, la chaleur un brin lunaire de son regard vif…

  • Ton dernier disque s’appelle et après, et succède à Désormais…. La question du temps doit être particulièrement capitale pour un batteur ?
Simon Goubert © H. Collon

C’est bien plus simple que ça. Je trouve toujours les titres après les morceaux. En règle générale je ne suis pas comme un vrai compositeur qui compose sans arrêt, tous les jours. Chaque morceau est le résultat de quelque chose qui sort d’un coup, très vite, ou qui met beaucoup plus de temps. A chaque fois c’est le fruit d’un travail ou d’une évolution, ou de là où j’en suis sur le moment. Souvent je cède à la tentation de faire le lien avec ma vie, tout simplement. La vie a basculé pour moi il y a six ans et depuis il y a des notions de temps qui sont là ; j’ai toujours dans la tête l’avant, l’après, le pendant. Sauf que je m’aperçois que c’est peut-être un peu trop présent parce qu’il y en a encore qui ne se voient pas au premier abord : « After the Wind has Gone » fait suite à « There It Is » qui fait suite à « The Wind Will Come »… Souvent je cède à cette tentation-là parce que cela correspond à quelque chose que je ressens. Je me dis que je n’aurais pas pu faire ça avant.

  • Tu ne composes pas à la manière d’un peintre, en retouchant un peu en permanence ?

En règle générale, pas beaucoup. Des morceaux ont demandé plus de temps pour arriver, je ne trouvais pas vraiment la porte de sortie. Souvent, pour les morceaux dont la composition m’a demandé du temps, je trouve tout de suite les premières mesures et ensuite je suis bloqué pendant des mois. Mais je ne reviens pas sur un morceau qui est fait. C’est peut-être un peu prétentieux mais il me plaît tel qu’il est.

  • Pour « Questions de temps » ?

Je l’ai composé en trois ou quatre jours. Toutes les parties, à part les choeurs qui ont été travaillés peu de jours avant l’enregistrement du disque. J’ai commencé le premier thème à la maison et avec le quartet habituel (Boris Blanchet, Michel Zenino, Sophia Domancich) ; nous avons joué un mois en Suisse dans un club de Vevey. On habitait tous les quatre dans un grand appartement, sans radio, sans télé ; par contre il y avait un clavier et on pouvait disposer de la salle pour répéter le soir. A la fin du séjour, je me suis aperçu que je n’avais rien composé de nouveau et je me suis mis devant le clavier. On l’a joué pour la première fois le tout dernier jour, pour le vingtième concert. C’était en mars 2003.

  • Les autres morceaux du dernier disque correspondent à des influences qui ont ressurgi. Y en a-t-il de très anciens ?
Simon Goubert © H. Collon

Le plus ancien est « Et le temps a passé ». La première mouture date de 84. C’est un mouvement de cloche que j’ai trouvé et que j’ai commencé à jouer en quartet avec Spiral (Arrigo Lorenzi, Jean-Claude Lubin et Frédéric Briet). C’était dans un club qui s’appelait « La pinte ». Je me mettais au piano pour ce morceau-là et il y avait déjà toute la structure, à part un accord, corrigé plus tard, et les contre-chants de synthé. Le thème principal, les harmonies y étaient. J’ai pris la première partie que je jouais dans Offering. Je la citais tout le temps entre « Névrose » et « Le chant du sorcier », « Earth » et « Joïa ». Je peaufinais la deuxième partie dans Offering, pour terminer les solos de piano de « Another Day ». Il y a des années que je voulais enregistrer ce morceau. « et après » date d’il y a cinq ou six ans. « Le sourire de Babik » c’est beaucoup plus récent, peu avant la mort de Babik Reinhardt.

  • Avec lequel tu as joué ?

Oui, pendant des années. On avait un trio avec l’organiste Emmanuel Bex et aussi en quartet avec Michel Graillier et Alby Cullaz. Le trio a été une très belle période mais malheureusement il n’y a pas d’enregistrement. On a dû enregistrer deux ou trois disques, mais chaque fois des gens ont été rajoutés, la production ne voulait pas du trio seul. Babik avait une présence incroyable, et quand il était bien et qu’il jouait une ballade, quelle qu’elle soit, il faisait pleurer les murs.

  • Le deuxième volet d’« Organum » dédié à Charles Ravier…

J’ai eu la chance de l’avoir pour beau-père. C’était à la fois un compositeur de musique contemporaine mais aussi quelqu’un qui a été très important dans le renouveau de la musique du Moyen Âge et de la Renaissance en France. C’était une musique qu’on ne jouait absolument pas il y a quarante, cinquante ans. En 1960 il a monté un orchestre qui était national à l’époque, l’Ensemble polyphonique de l’ORTF. Maintenant, on entend de la musique baroque ou du moyen âge partout, mais à l’époque c’était un précurseur du renouveau de cette musique. Et il a été très reconnu quant au renouvellement de l’interprétation de cette musique. Parallèlement cela correspondait à l’arrivée dans la musique baroque des Gustav Leonhardt et tous ces gens-là. Il était non pas religieux mais très mystique, a beaucoup étudié les organum, les chants obsessionnels qu’on disait en suivant le chemin de croix dans l’église. Le travail qu’il faisait avec la voix m’a énormément marqué et ce morceau est le résultat de choses que je faisais il y a une vingtaine d’années. A une époque, je m’étais penché sur les gens qui chantent les harmoniques avec les techniques diaphoniques, comme David Hykes. Ce morceau n’a pas la prétention d’être un travail diaphonique, c’est juste une ambiance qui passe.

  • Dans les années 80 tu jouais dans les clubs de jazz. Puis il y a eu Offering, avec Christian Vander. On peut imaginer que ce sont deux mondes bien différents…

On traînait avec Christian dans les clubs. Ce n’est pas contradictoire au niveau de la musique, il y a d’autres choses pour lesquelles ça peut l’être ! C’était une période où je jouais beaucoup avec Offering, à part avec Michel Graillier et Francis Lockwood. Puis j’ai arrêté parce qu’il fallait que je choisisse entre Offering et le reste. Il fallait que je rejoue de la batterie. Il y avait une disponibilité avec ce groupe, pas seulement de temps, mais aussi mentale, que je n’avais plus. J’avais choisi d’aller du côté de la batterie et d’apprendre mon rôle de sideman de jazz. Cet orchestre, dont la musique est difficile, demandait une exigence encore plus grande en studio qu’en concert. Quand les musiques sont fortes, on ne peut pas passer de l’une à l’autre comme ça. Même si je me suis toujours permis de me balader au milieu de cette musique.

  • Cette dimension spirituelle, on la retrouve dans ta musique avec les suites « Haïti »…

Ce qui est difficile à comprendre pour moi, c’est le sens qu’on donne au mot spirituel. Les religieux vont l’utiliser dans un sens, les mystiques dans un autre. On a tendance à dire d’une musique - j’espère que ce n’est pas le cas pour la mienne - dès qu’il y a un thème rubato avec une pédale : « C’est de la musique spirituelle ! ». Non, malheureusement non, et heureusement en même temps, c’est bien plus difficile que ça, les spiritualités se trouvent dans la manière d’exprimer les choses, pas dans la forme, même si elle en fait partie. Je caricature, mais quand on entend un sax qui joue pas bien sur une pédale à 3 francs 50 avec une ligne de basse à 1 franc 25, on s’exclame « Ah c’est coltranien, c’est spirituel ! ». Tout se passe dans le développement des solos, dans l’expression du thème, la connaissance harmonique…

  • Une question de temps encore une fois…

De temps… et certainement pas d’argent en tout cas ! « Question de temps » n’est pas plus spirituel que « Le sourire de Babik », qui pour moi exprime aussi beaucoup de recueillement même si il y a beaucoup plus d’accords, une guitare et pas de saxophone. Il n’y a pas une forme de morceaux spirituelle et une forme de morceaux pas spirituelle mais je pense qu’il y a des formes de musiques spirituelles et d’autres qui ne le sont pas.

  • Pour revenir au disque, la présence d’une guitare est un peu nouvelle… Que t’inspire cet instrument ?

Tout dépend comment elle est jouée. Je pense que c’est un instrument très difficile, dans le sens où c’est facile de faire n’importe quoi, même si c’est un peu bête puisque qu’on peut le dire de tous les instruments. J’aime beaucoup les guitaristes de rock, et dans le jazz, les grands guitaristes. J’ai plus de mal avec ceux qui ne sont pas de grands musiciens que pour d’autres instruments. J’en ai joué, pendant les années avec Babik. J’adore Django Reinhardt et aussi Jimi Hendrix. Christian Escoudé, un des premiers musiciens avec qui j’ai fait le boeuf. J’ai beaucoup écouté Philip Catherine, George Benson, les beaux sons de Santana ou Jeff Beck. « Et le temps a passé » devait être joué avec guitare saturée, à fond la caisse, d’un bout à l’autre du morceau. Pour des raisons techniques, cela n’a pu être fait.

  • Tu avais déjà joué avec Frédéric Sylvestre ?

On jouait ensemble en trio à la fin des années 80 avec Jacques Vidal. Quelqu’un dont j’aime beaucoup le phrasé qui était un proche de Babik Reinhardt.

  • Le morceau « et après » est un duo avec Sophia, ton épouse. Elle t’a appris beaucoup musicalement ?

Sophia Domancich ©H. Collon
Elle m’a appris à attendre le bon moment, ce que je ne savais absolument pas faire. C’est-à-dire à ne pas forcer la porte tout de suite. J’avais pour habitude de faire ça en disant « Ça passe ou ça casse ». Elle m’a montré que c’était bien d’attendre que les choses se rapprochent, comme un chasseur à l’affût, plutôt que d’être toujours à courir et à tirer un peu partout. Et aussi, le fait de vouloir toujours se surprendre, de ne pas envisager un morceau d’une même façon d’un jour à l’autre, de le prendre de manière radicalement différente et d’en faire autre chose. Elle m’a aidé à comprendre à quel point l’essentiel est ce qu’en font les gens, cela doit être aussi important, voire plus que le morceau lui-même. Avant, il fallait que le morceau soit tel que je l’imaginais. « et après » est un morceau qu’elle ne connaissait pas du tout. Une de ses grandes qualités est de pouvoir ne pas se poser de questions, d’aller tout de suite là où les choses l’inspirent. En arrivant en studio, je lui ai juste indiqué qu’il y avait un certain accord à la fin - où elle pourrait enchaîner - et l’accord par lequel il fallait qu’elle termine. Elle a joué ce que lui inspirait la partie entendue juste avant. Elle a fait une deuxième intervention sur le même principe. C’était ce que je voulais, un côté d’elle que j’aime vraiment beaucoup.

(À suivre…)