Sur la platine

Sonny Simmons, dernier passage en studio

C’est un enregistrement hors norme. Qu’on en juge : deux coffrets pour un total de 8 CDs et près de huit heures vingt de musique.


Leaving Knowledge, Wisdom And Brillance / Chasing The Bird ?

C’est le dernier passage de Sonny Simmons en studio pour une musique que ses proches voudraient voir disparaître de sa discographie
Ce n’est pas, en effet, dans la filiation du grand jazz, comme celui des années soixante, voire comme ses collaborations avec Anthony Braxton et d’autres.

Le titre de cette somme ? « Leaving Knowledge, Wisdom And Brillance / Chasing The Bird ? »
Et effectivement, cette musique est d’ailleurs. C’est de plus joué avec des Européens, qui l’ont probablement dévoyé. Et que dire de ce label français, Improvising Beings, qui l’a publié ?

Ce discours négationniste serait bien pratique, mais les faits sont têtus. Sonny Simmons a enregistré à plusieurs reprises avec Brandon Evans, par exemple, des musiques où l’influence indienne, une certaine transe, l’emploi très fréquent du cor anglais se déployaient déjà. Son précédent disque, « Nomadic », emprunte lui aussi ces sentiers-là. C’est donc authentiquement son choix esthétique d’avant la fin brutale de sa carrière, suite à un accident domestique : moelle épinière sectionnée, chirurgie, perte de l’agilité de ses doigts.
Alors revenons à l’écoute.

Assez vite, la première galette nous place dans une certaine fascination. Le son un peu nasillard du cor anglais, une sorte de lent développement hypnotique, la voix prenant naturellement le relais de l’instrument pour y revenir selon les méandres empruntés, et un discours qui semble comme en survol quasi stationnaire bien au-dessus du sol : du jazz ? Probablement. Mais pas seulement. L’influence indienne ? On en a parlé, mais il est clair que son ambition est ailleurs, dans une sorte d’intrication de diverses esthétiques. Il est aidé en cela par des artistes de la scène expérimentale, électronique, noise, voire rock. Une écoute flottante pourrait laisser l’analogie filer avec le rôle du tampura, instrument à cordes qui ne joue aucune mélodie mais soutient le discours de l’instrument soliste.

Dans la première pièce du CD1, une sorte de vièle électrique (esraj joué par Michel Kristof) et un synthétiseur (Julien Palomo) accompagnent le cor. Aux notes du tampura se substituent des nuages électroniques, plus ou moins denses, plus ou moins granuleux, des stridences continues, et une sorte de tocsin, des cordes percutées, des frottements obsédants venant jouxter les notes du cor. Un dispositif minimal d’une puissance onirique remarquable. Dans la seconde, l’esraj est remplacé par le sintir, sorte de guembri, et le synthétiseur par le piano, les percussions de Bruno Grégoire faisant leur apparition. Et contrairement au rôle du tampura qui se contente d’accompagner, ces trois transgresseurs des sons prennent le relais du grand Sonny, le précèdent, l’entrelacent. Ils soulignent parfois cette sonorité si particulière du cor par des résonances métalliques, des pseudo-clochettes. De multiples vagues, des ressacs, viennent enserrer un discours soliste particulièrement lyrique.

La transgression se fait plus vive au fil des plages, la complexité sonore s’intensifie, les percussions ne marquent aucune rythmique autre que chaotique, le soliste devient membre d’un quartette d’un nouveau genre dans un espace magnifié par la prise de son. Une forme d’opéra instrumental cosmique se déploie, à l’exemple de « You Are Not Higher Than Angels » (CD3).
Cette instrumentation, que nous retrouvons sur tout le premier coffret, nous éloigne donc de l’Orient pour un ailleurs non identifiable, pour une dérive qui capture nos neurones et ne les lâchera plus.

Il faut signaler la qualité très aiguisée de l’enregistrement, ses effets de spatialisation qui accentuent l’acuité des discours, des trames. C’est un véritable déploiement des sons, de la musique. Il s’agit de traitements relativement peu fréquents dans le jazz.

Avec le second coffret, « Chasing the Bird ? », l’instrumentation évolue. Exit Bruno Grégoire, mais persistance du rôle pivot de Michel Kristof et de Julien Palomo. Dans le 5e CD, « Instrumental Martial Arts Of Tomorrow », deux figures de la jeune scène électronique viennent s’en mêler : Anton Mobin (chambres préparées) et Aka Bondage (eg). Les « chambres préparées » du premier sont des dispositifs électroniques qu’il a construit et qu’il améliore au fil du temps. Le titre reflète ce tropisme de Sonny Simmons pour le futur, le cosmos, qu’on trouve dans plusieurs de ses compositions, ainsi que son intérêt pour les arts martiaux, pratiqués me dit-on avec un certain Marvin Gaye. Des trames complexes en expansion nous entraînent vers des territoires inédits, étranges, à fortes charges oniriques, en particulier dans la seconde moitié de ce CD, où Nobodisoundz (electr) reste seul avec Sonny Simmons et Michel Kristof. Des ressacs électroniques, des marées de particules, des éruptions de micro-paysages procurent une sorte de fascination méditative.

Dans les 6e et 7e CDs, Sonny Simmons retrouve le tandem Kristof-Palomo, mais dans une ambiance très différente du premier coffret. L’électronique prend un bel espace, gagne en densité, en granulations, en brouillages, avec des respirations amples. Sonny Simmons reprend son alto et vient fureter à proximité d’un certain Jazz. Il frôle Parker, tutoie le caractère tragique du meilleur Coltrane, et dispense des soupçons de fragrances de Dolphy. À ce titre, « We Can Turn Invisible » est proprement bouleversant, mais c’est la galette entière qui sait fouiller nos entrailles émotionnelles. Parfois la voix prend le relais du sax, très naturellement, avec des accents de blues, et retourne au sax pour un chant qui nous étreint. Et dans la dernière pièce de ce volume, Sonny côtoie presque par mégarde des accents de cette tradition indienne, puis revient au lyrisme coltranien et projette par moment les notes saccadées caractéristiques de sa première période. C’est un transfrontalier, un vagabond incorrigible ; il est décidément inclassable. Michel Kristof et Julien Palomo sont de ces joailliers qui savent sertir les cristaux rares.

Le 8e volume est à part. Il s’agit de deux duos Palomo-Simmons, chacun ayant composé un thème. Le premier, composé par le patron du label « Improvising Beings », est un long chant où le synthétiseur libère des nuages de particules composites aux matières instables sur un fond de notes répétées d’une manière obsessionnelle. Sonny Simmons y est souverain, des timbres de l’alto comme déchirés, fluctuants, exhibant leurs secrets, leurs entrailles. Le second thème, écrit par Sonny Simmons, s’ouvre sur le déploiement d’un orgue imaginaire, une marée lente et puissante, aux courants granuleux, une sorte de mélopée sourde étreignant un chant de l’alto fait de fragments, de traits aux couleurs indécises, de courtes vrilles. Quand le cor revient, ce chant prend des teintes tragiques, la nostalgie pointe et demeure lors du retour du sax. Une sorte de grand opéra stellaire se met en expansion. C’est la fascination des espaces illimités, des millions d’années à venir, les amarres du passé étant loin derrière. C’est comme une métaphore du parcours final de Sonny Simmons, sans retour, libre de toute entrave esthétique, avec comme seules boussoles sa sensibilité aiguisée et sa science des timbres.

Il s’agit d’un album-somme du parcours de Sonny Simmons, l’accent étant tout de même porté sur ses tropismes d’alors, tout en demeurant fidèle à quelques figures essentielles. C’est un album de la démesure, porté par l’admiration de créateurs bien plus jeunes, comme s’il allait s’agir d’une forme de testament musical, ce qui se révélera le cas.

Le label Improvising Beings n’a d’ailleurs pas lésiné sur la qualité du son, sur les effets voulus par le vétéran.

Ce n’est pas facile à trouver. Certaines plateformes commerciales, mais aussi Le Souffle Continu, vous proposent ces coffrets de 8 CDs pour 50 à 60€ au total. C’est jouable.

Vous n’êtes pas tenus d’écouter ces plus de huit heures d’affilée ; ce serait contre-productif. Prenez le temps de savourer, jour après jour, ces alcools capiteux, et laissez-vous saisir par cette ivresse des grands espaces.