Sur la platine

Simon H Fell - Composition 62

Bienvenue dans le quatrième courant !


Le titre offre une simplicité apparente. Le compositeur y ajoute cependant « Compilation IV » et complète avec « for improvisers, jazz ensemble, chamber orchestra & electronics ».
L’ambition est donc là, qui s’inscrit dans ce qu’il appelle le « fourth stream », une suite au « third stream » cher à Gunther Schuller et à John Lewis.

Le Third Stream visait à faire converger le jazz et la musique écrite européenne, plutôt du classique au post romantisme, le sériel étant jugé trop complexe pour l’improvisation. Simon H. Fell rejoint ainsi un autre acteur du jazz qui verse dans la composition contemporaine, Anthony Braxton.
Mais ici, Fell invite des improvisateurs de premier plan en Grande Bretagne : Alex Ward, Evan Parker, Phillip Waschsman et bien d’autres. La liste des musiciens consultable au bas de la page Bandcamp de l’album est impressionnante de même que le choix de l’instrumentation.
Les noms des pièces, quant à eux, font référence à une figure marginale du jazz, George Russell, et à son système lydien ainsi qu’à d’autres créateurs comme Le Corbusier et son unité de mesure, le Modulor, Stockhausen, Mancini, Birtwistle … j’en oublie ?
Faut-il être familier de ces différents pans de la culture pour apprécier l’œuvre ? L’humour du compositeur-bassiste suffit à effacer cette appréhension.
Cela dit, cet enregistrement de 80 minutes est un album-monde. Bien des esthétiques viennent s’y fondre, littéralement, un peu comme dans un métal damassé. Le soin de l’écriture y est très perceptible mais l’improvisation aussi, et cela simultanément ! Cela produit des masses orchestrales particulièrement riches et foisonnantes, des textures sonores instables, des efflorescences, des drones aux multiples strates mouvantes, des sons d’origine incertaine… et des plaisirs inouïs.
Parfois surviennent de franches ruptures, à l’exemple de « Harrison’s Blocks 1 », aux accents franchement jazz, faisant penser à « Out to Lunch » , mais avec des brouillages de temps à autres, des grognements souterrains, voire des aboiements instrumentaux. Une clarinette somptueuse, un peu folle, celle d’Alex Ward, la trompette solaire de Roland Ramanan, un trombone venant fouiller les vibrations de son métal. Sans qu’on ait perçu quand, ce n’est plus tout à fait du jazz ni franchement autre chose, alors que le titre de cette pièce fait référence à Harrison Birtwistle, un compositeur britannique contemporain. Vous êtes perdu ? Oui, et c’est une réussite.
Une pièce relativement brève, mais qui fascine comme un soleil noir, « Contrabassoon Concertino Construct », avec Mick Beck à la manœuvre. Un morceau délicat, secret, qui devrait faire jubiler Jean-Luc Petit et les fondus de l’ultra grave.
À propos d’humour, à double détente, d’un bassiste faisant un clin d’œil à un autre bassiste hors norme, Mingus, cette pièce au titre court « Stockhausen Mancini Head » mais dont le nom complet serait « Comment sonnerait la musique d’un biopic hollywoodien sur Karlheinz Stockhausen si Henry Mancini l’avait arrangée ». Et ça commence avec la rythmique d’une fanfare, toute de dissonances, de brefs clichés cinématographiques, une musique de collages, où la clarinette nous fait la fête, où le désordre et la rage trouvent place. Certains estiment que c’est la pièce clé de l’album.
D’ailleurs notre compositeur réunit une nouvelle fois Mancini et Stockhausen avec « Mancini Gruppen ». Evan Parker nous gratifie d’un chant étrange et beau, butiné de bout en bout par un piccolo infatigable.
Dix-sept pièces, surprenantes, séductrices, drôles, précises, passionnantes, ouvertes sans discrimination à des horizons culturels que d’autres auraient opposés. C’est en somme la générosité et le talent à l’œuvre.
Vous feriez mieux d’aller vous en assurer.

Pour ce faire, allez sur Bandcamp. L’enregistrement est disponible sous forme numérique ou de CD, cela au même prix de 6€.
On trouvera aussi sur cette page-là pas moins de cinq chroniques éclairantes, mais en anglais, nul n’est parfait. Cet album est publié par le label Bruce’s Fingers, celui de Fell.
Je vous propose « Harrison’s Blocks 1 » à l’écoute

par Guy Sitruk // Publié le 20 septembre 2020
P.-S. :

À propos du titre à rallonge de Mingus, vous aviez deviné « All The Things You Could Be By Now If Sigmund Freud’s Wife Was Your Mother »