Scènes

Springduets au Bimhuis 🇳🇱

En mai, fais ce qu’il te plaît, mais fais des duos.


© Govert Driessen

Depuis cinq ans, le Bimhuis d’Amsterdam propose au début du mois de mai une série de duos, en signe de réveil printanier de sa programmation. Chaque année, les musiciens sélectionnés (entre 3 et 12) doivent choisir un partenaire de duo intéressant et stimulant avec qui explorer de nouveaux territoires. Il en résulte une grande variété d’approches suivant des axes intéressants, avec au total 58 duos jusqu’à présent. Tous ont fait l’objet de captations vidéo.

Parmi ces 58 duos, certains restent gravés dans nos mémoires : pour moi, en particulier, le duo de la jeune bassiste/chanteuse mexicaine Fuensanta Méndez et du vétéran Han Bennink en 2021. C’était la première fois que je voyais le maître de l’art de la réorganisation situationnelle rester quelques instants complètement interdit.

Depuis 2021, sur les musiciens qui se sont produits dans ce format annuel, on ne comptait que 17 femmes. L’édition de cette année était plus équilibrée, avec même une légère prédominance féminine. La soirée du premier mai était consacrée aux quatre duos suivants, présentés, puis interviewés après coup par le musicien Reinier Baas, qui s’est affirmé comme un maître de cérémonie enjoué et inspirant.
1 - Kristina Fuchs (voix) / Jeroen van Vliet (p)
2 - Mary Oliver (vln) / Nora Mulder (p)
3 - Ella Zirina (el-g) / Wolfert Brederode (p)
4 - Giuseppe Doronzo (bar-sax, cornemuse iranienne), Genevieve Murphy
(cornemuse écossaise)

Beaucoup de piano, une guitare électrique, des voix, des violons mais aussi du sax baryton, des cornemuses… Des instrumentations qui se sont imposées par des harmonies sophistiquées et des atmosphères inouïes, l’exploration de profondeurs mélodiques, des recherches et des découvertes (dé)constructivistes mais aussi par des moments explosifs. La palette allait du franchement lyrique à des expérimentations sonores du genre tonitruant. D’une certaine manière, on pouvait appréhender ce déploiement de bourgeonnements printaniers comme si à l’arrière-plan figurait une pièce emblématique, Le Sacre du printemps de Stravinsky, composé en 1913 et qui aujourd’hui encore rayonne avec force.

Kristina Fuchs (voix) et Jeroen van Vliet (p) se sont distingués par leur clarté harmonique, leurs changements mélodiques séduisants et la finesse de leurs nuances, pimentés par la drôlerie des rythmes de chansons folkloriques en suisse allemand, qui leur ont conféré un caractère musical très personnel.

La violoniste Mary Oliver et la pianiste Nora Mulder, toutes deux expertes en musique contemporaine, empruntent un chemin qui mobilise les techniques étendues développées par des compositeurs tels que John Cage et Luigi Nono. Elles les transposent dans un cadre de composition en temps réel, créant des cohérences tonales, texturales et percussives volatiles et rugueuses. Elles suggèrent et façonnent ainsi des qualités structurelles propres à leur logique et à leurs systématiques momentanées. Oliver obtient une profusion de formes très personnelles sur les cordes sympathiques de son violon hardanger. Mulder, quant à elle, obtient des qualités de sons similaires en jouant à l’intérieur du piano. Mais leur grand défi fut une pièce du grand alchimiste sonore interdisciplinaire néerlandais Cor Fuhler (1964-2020), qui a convaincu par sa crudité tonale ; la dynamique de tension aurait même pu être plus accentuée.

Le duo suivant, réunissant le célèbre pianiste Wolfert Brederode et la jeune guitariste électrique lettone Ella Zirina, s’est immergé dans des domaines complètement différents. Tous deux sont des musiciens lyriques-atmosphériques qui se laissent flotter au long de traces et de strates tonales. La combinaison guitare-piano-électrique est rare ; le plus intéressant, c’était de voir leurs sphères se rencontrer, s’entremêler et s’unir en un tout homogène. Tout tient à la rotation des cercles, à leur direction, leur couleur et leur ambiance. Tout cela, maîtrisé avec autant de sensibilité que de générosité, a créé une base et un flux solides pour leurs propres expéditions sonores. Il se pourrait que nous retrouvions bientôt cette configuration piano-guitare, et nous l’attendons avec impatience.

Dernier duo, celui de Giuseppe Doronzo (saxophone bar, cornemuse iranienne, électronique) et Genevieve Murphy (cornemuse des Highlands, concertina, électronique). Murphy est également une compositrice contemporaine à part entière, et ce duo faisait ici sa toute première apparition publique sur scène.
Murphy a développé une identité et une manière très particulières en tant qu’interprète. Son travail de composition musicale et visuelle se combine et s’accorde avec son expression vocale et instrumentale. Elle soumet ses états émotionnels à un processus d’exploration et de purification dans une fascinante profusion de travaux au long cours avec de très nombreux musiciens, artistes et orchestres. Elle s’est déjà produite, notamment, avec la joueuse de cornemuse Brìghde Chaimbeul (Calm In An Agitated World, 2019 à Glasgow).
Doronzo et Murphy s’avancent depuis le fond de la scène : derrière les vitres, la ville d’Amsterdam et des feux de circulation, et des trains qui entrent et sortent de la gare centrale d’Amsterdam. Sur cette toile de fond émerge peu à peu une musique évocatrice et envoûtante : des sons électroniques et de concertina du côté de Murphy, plus percussifs, sur les clés, pour Doronzo qui laisse lentement place à la voix ample et voluptueuse du baryton. La tension ainsi évoquée et maintenue transmue profondément l’espace sonore et la disposition d’écoute. Il ouvre la voie au bêlement de la cornemuse de Murphy qui bientôt se consolide, et à la projection lointaine et durable de son bourdon, qui se superpose et se mêle aux appels de baryton de Doronzo. Les auditeurs, complètement embarqués, éprouvent au plus près le balancement du son. L’intensité s’accroît encore avec l’entrée de la cornemuse Ney Anban de Doronzo, en provenance du sud de l’Iran, qui évoque visuellement et en imagination les impressions d’un passé lointain.
Les deux cornemuses se rejoignent alors et se renforcent l’une l’autre, inondant totalement l’espace.
Cette expérience sonore palpitante et bouleversante a radicalement jailli de la maîtrise d’une humeur bien tempérée. Elle était permise par le naturel et la familiarité profonde des deux musiciens avec l’esprit même de leurs instruments. Ce duo a catapulté le public vers une sensation sonore différente, vers une essentialité puissante. Leur concert avait une alchimie particulière, un air de spontanéité et de clarté, d’identification et de liberté, une forte présence dans l’espace et le son qui se transmettait par la pureté. C’était à la fois lourd et léger, et tout était à sa place. On pouvait en sentir l’effet durable dans leurs rires et leurs sourires lors de la conversation qui a suivi avec le maître de cérémonie Reinier Baas, guitariste néerlandais intelligent et plein d’humour. Il s’avère que ces deux esprits musicaux ont l’intention d’aller plus loin sur cette voie. De toute évidence, cela va mettre le feu.

par Henning Bolte // Publié le 29 juin 2025
P.-S. :

La cornemuse Ney Anban et la cornemuse écossaise des Highlands
Doronzo joue une cornemuse Nay-Anban, un instrument à double chalumeau sans bourdon, avec un sac en peau de chèvre, modèle historique de la cornemuse du sud de l’Iran. En effet, même si l’on associe souvent la cornemuse à l’Irlande, à l’Écosse ou à la Galice, elle est originaire du Moyen-Orient. La première fois que Doronzo a entendu cette cornemuse, ce fut lors d’un festival où se produisait l’un des maîtres iraniens de l’instrument. Fasciné, il a appris à en jouer.
L’instrument de Murphy, la cornemuse écossaise/gaélique des Highlands, possède quatre anches : une anche de chalumeau, deux de bourdon ténor, une de bourdon basse, et un porte-vent. Murphy pratique cet instrument depuis son plus jeune âge et sa force de souffle est impressionnante. Ensemble ici, ils résonnaient comme quelque chose qui relèverait en même temps du présent et du passé, à la fois fort et doux.