Scènes

Un savoureux Jazz in Arles 2012

Jazz au Méjan, sur les terres d’Actes Sud… Tous les ans, c’est avec plaisir qu’on retrouve les bords du Rhône et la chapelle XVIIe siècle, ancien siège des éleveurs de mérinos. Le Méjan accueille aujourd’hui une association culturelle qui irrigue la vie culturelle arlésienne grâce à un programme annuel comportant des concerts classiques, des lectures, des expositions et… la très attendue semaine de jazz en mai.


Jazz au Méjan, sur les terres d’Actes Sud… Tous les ans, c’est avec plaisir qu’on retrouve les bords du Rhône et la chapelle XVIIe siècle, ancien siège des éleveurs de mérinos. Le Méjan accueille aujourd’hui une association culturelle qui irrigue la vie culturelle arlésienne grâce à un programme annuel comportant des concerts classiques, des lectures, des expositions et… la très attendue semaine de jazz en mai.

  • Mardi 22 mai 2012 : Vincent Peirani accordéon solo + Youn Sun Nah & Stéphan Oliva duo

Nathalie Basson, la grande prêtresse de ce festival, et Jean-Paul Ricard, le directeur artistique, nous ont concocté cette année encore, pour la dix-septième édition de Jazz in Arles, un programme tout en finesse : dès le premier soir, c’est un duo inédit en France, celui de la chanteuse coréenne Youn Sun Nah, que le public français a définitivement adoptée, avec un formidable pianiste, habitué du festival, Stéphan Oliva. Et en préliminaire de ce duo original, nous voilà gratifiés d’un solo de l’accordéoniste Vincent Peirani, qui a collaboré au disque Vagabond sorti sur le label ACT avec la chanteuse, le guitariste Ulf Wakenius et le bassiste Lars Danielsson, et effectué plusieurs tournées avec elle.

Vincent Peirani montre qu’il avait plus d’un tour dans sa musette et qu’on peut faire résonner « le piano du pauvre » de façon quasi inouïe. Il sait déplier tous les soufflets du musette et contribue à écrire une nouvelle page de l’histoire de cette « world music à la française ». « Il est champion du monde de cette spécialité » me glissera quelques jours plus tard Daniel Humair, qui l’a embauché dans son quartet, entendu l’an dernier au festival voisin Jazz à la Tour (d’Aigues). Même sur cette vieille scie racornie d’ « Indifférence », Peirani sait remonter aux sources, faire resurgir tout le passé de l’instrument, les terres arpentées par Tony Murena avec lequel Michel Portal a commencé dans les baloches, ou l’incomparable Gus Viseur.

Stéphan Oliva/Youn Sun Nah Photo H. Collon/Objectif Jazz

Ceux qui disent ne pas aimer l’accordéon sont conquis par l’humour, la simplicité et l’intelligence de ce grand escogriffe. Question jazz, il s’attaque à « I Mean You » de Monk et fait swinguer les boutons de nacre de son Victoria. Il se jette sans crainte dans une improvisation « Untitled Suite », puis déconstruit à sa façon joyeuse un thème de son ami le saxophoniste Emile Parisien, enchaîne avec le « Throw It Away » de la chanteuse Abbey Lincoln et ne néglige pas d’aller faire un tour du côté du « Frevo » d’Egberto Gismonti (que reprend également Youn Sun Nah). Il excelle dans tous les répertoires…et salue sous un tonnerre d’applaudissements. A quand un album en solo ?

Le public attend la chanteuse. Un duo est né ce soir là, car Youn Sun Nah, qui mène avec intelligence et détermination sa carrière en Europe et en Corée, où elle est une star, avait déjà invité Stéphan Oliva à Séoul. Quel meilleur écrin pour sa voix que la musique d’Oliva ? On est transporté par une lumineuse « India Song » précédé d’une improvisation inspirée sur « Stroboscope », une composition du pianiste. Puis le duo fera sensation en entrelaçant de façon sensible les thèmes du pianiste « Pandore » et « Gene Tierney » (extraits de Film noir), et After, avec les chansons du dernier album de Youn Sun Nah, Same Girl. Et ce, sans que le public se doute de rien tant la mise en commun de leurs répertoires respectifs s’accorde. Moi qui suis cette chanteuse depuis ses débuts, j’ai observé avec plaisir la reconnaissance progressive dont elle bénéficie de la part du public français, notamment depuis Jazz sous les Pommiers 2011 et ses concerts parisiens.

A Arles, le public lui fait une véritable ovation avant même qu’elle ne reçoive, dans une abside de la chapelle, un disque d’or des mains de son distributeur, Harmonia Mundi, pour ses 50 000 disques vendus (sans doute beaucoup plus si l’on compte les téléchargements). Ce qui est considérable dans le domaine du jazz. Sur un subtil accompagnement d’Oliva, on (ré)écoute non sans émotion sa version de « My Favorite Things » au piano à pouces qui - avec celle de Theo Bleckmann - transcende ce thème extrait de la comédie musicale The Sound of Music, une bluette que Coltrane avait bien sûr reprise et métamorphosée en de multiples variations. Elle s’empare avec la même élégance du « Same Girl » de Randy Newman en s’accompagnant cette fois d’une boîte à musique, et reprend « Avec le temps » qu’elle restitue de façon parfaite… En rappel, Vincent Peirani se joint au duo pour deux titres « Song of No Regrets » de Sergio Mendes et une chanson populaire coréenne mélancolique qui parle d’amour, rêvé évidemment… Et on se plaît à imaginer cette fois encore qu’un producteur ou un label signent ce trio d’excellence.

- Vendredi 25 mai : Le Trio M

Youn Sun Nah Photo H. Collon/Objectif Jazz

Comment ne pas être à la fête avec ce trio américain qui a déjà deux albums à son actif ? Le public est venu nombreux et confiant, sur la recommandation de Jean-Paul Ricard, curieux de toutes les musiques et toujours à l’affût du jazz venu d’Outre-Atlantique.
C’est le dernier concert d’une tournée de six dates en Europe (Autriche, Allemagne, Pologne, France) et nous avons la chance d’entendre à Arles, après un passage parisien la veille au Sunside, ces Américains généreux et engagés dans une musique de paix et d’harmonie.
Avec des compositions personnelles et collectives (ils en ont écrit une dans le train pour la circonstance, intitulée « Arles’n »), ce trio fonctionne parfaitement, ce qui s’entend en concert sur le répertoire de The Guest House (Enja). Mais, ils le reconnaissent eux-mêmes, l’alchimie joyeuse et naturelle qui s’établit entre eux est réellement inexplicable. L’interprétation est marquée d’une belle vigueur, privilégiant une approche physique de l’instrument pour Myra Melford au piano, et Mark Wilson à la batterie.

Et ça swingue merveilleusement. Pour qui connaît Myra Melford, disciple de Don Pullen, fervente admiratrice d’Henry Threadgill et de Jaky Byard, enseignante à Berkeley en écriture et improvisation, c’est une délicieuse surprise. Vive, fraîche, lumineuse dans son jeu comme dans sa personne, toute petite sur son tabouret, elle sautille, martèle le piano de bon cœur, déconstruit mais sait aussi retrouver les inflexions blues de son Chicago natal. Elle se projette dans un phrasé tumultueux, encouragée par la frénésie du batteur. Quelle folle sarabande ! Ça danse enfin comme chez Ornette ou Don Cherry, avec le même sens de la fête, du plaisir de jouer cette musique de l’instant. Une véritable mise en jeu du corps et de l’esprit.

Pourtant leur musique est teintée d’une couleur particulière, d’une vibration permanente. Ainsi, un de leurs titres, « Hope (for the Cause) » a été créé en concert pour une association de lutte contre le cancer. « Alive and Kicking » est une expression qui s’applique parfaitement au tempérament du batteur hors norme qu’est Matt Wilson : c’est lui qui présente, professionnel comme savent l’être les Américains, bateleur, entertainer. Ce n’est pas un hasard s’il évoque Don Knotts, de l’Andy Griffith Show, célèbre amuseur et comédien, une de ses idoles. Il commente une composition intitulée tout simplement « Al » - en hommage à Albert Ayler, un de ses héros musicaux - en disant qu’il aurait rêvé la lui adresser par ces seuls mots : « Hey Al, I really dig your music. »

Quant au contrebassiste Matt Dresser, il est ancré fermement au milieu du groupe, assurant l’équilibre parfait de l’ensemble, impassible en apparence, réfléchi et posé, comme en témoigne une composition de 2008, « Kind of Nine », un des mouvements d’une longue pièce symphonique. Un des deux titres joués en rappel sera aussi marqué de sa manière ferme et subtile : « Ekoneni », dédié à Yvonne Vera, auteure militante du Zimbabwe.

Une conception synergique, organique du trio, compact et dense dans sa matière sonore, ouvert à la formidable circulation de trois énergies irrépressibles : c’est une véritable force en mouvement dont Wilson semble a priori le principal vecteur tandis que Dresser déploie une sonorité pleine, habitée. Le titre éponyme « The Guest House » a été écrit pour un concert à Berkeley (où enseigne Myra), en 2010, en collaboration avec un chef, Paul Canales. La pianiste raconte comment s’est opérée la collaboration, échange d’idées de musiques et de saveurs, photos de plats créés pour l’occasion, compositions et recettes nouvelles. Encore une illustration de ce goût, de cet appétit de vivre et de jouer en dépit de tout. Dans le morceau intitulé « Kitchen », Matt Wilson met la main à la pâte et s’amuse à remuer et secouer ses accessoires comme dans un saladier.

Vincent Peirani Photo H. Collon/Objectif Jazz
  • Samedi 27 mai : Trio Portal Humair Chevillon

De cuisine il en sera encore question, indirectement, avec le dernier trio du festival, lui aussi fort attendu, en ce samedi de Pentecôte où la Feria fait le plein à Nîmes et « Jazz au Méjan » à Arles. Daniel Humair, qui manie les balais aussi bien que les pinceaux, suit de très près ce qui se passe derrière les fourneaux : pour lui, ce concert à Arles a une saveur toute particulière car il est alléché par la perspective de découvrir l’Atelier de Rabanel, une des grandes tables étoilées de France.

Le concert démarre fort et vite, sans perte de temps ; Portal est excité en diable, Humair attentif, Chevillon amusé : tous trois vont nous régaler d’un concert épicé, « caliente » (il fait très chaud sur scène). Dans le vaste espace de la chapelle, la batterie donne du fil à retordre à Boris Darley, qui assure merveilleusement le son (comme chaque année). Ça rissole, ça frit, même, et pourtant les « papys » résistent gaillardement, aidés par le « petit » jeune du trio.
Là aussi, comme chaque soir à Arles, ça danse. Le trio joue des compositions du clarinettiste - « Mutinerie », « Dolce », « Pastor », « Impatience » - des titres sobres, des classiques portaliens à l’image de ce qui se passe dans sa tête au moment où il se saisit de ses instruments, clarinette basse, clarinette en si bémol, et plus occasionnellement le sax soprano. Michel Portal est heureux, il a joué la veille près de Reims des choses difficiles, une symphonie de Brahms, un quatuor de Messiaen qui demandent une concentration de tous les instants.

Le jazz c’est le bonheur d’improviser, de se lâcher, de pouvoir faire le « bailador », de taper du pied, de chanter, d’improviser un paso doble en premier rappel, car le public ne veut pas laisser partir les trois compères qui plaisantent, à l’aise. C’est là, dans la tête, que ça se passe, que ça joue en refusant les automatismes pour rester dans le coup. On est stupéfait de voir Portal et Humair en aussi belle forme (allez donc vérifier leur âge dans le Dictionnaire du Jazz, tiens) ; décidément, la musique, ça conserve…

Le finale de Jazz in Arles 2012 est donc réjouissant, à l’image de cette édition réussie, savoureuse, souriante, dansante, que laissait d’ailleurs présager l’affiche délicieusement rétro, épatante et rafraîchissante. Espérons que tout se présentera aussi bien en ce qui concerne « Marseille-Provence Capitale de la culture » 2013. Mais c’est une autre histoire…

par Sophie Chambon // Publié le 25 juin 2012
P.-S. :

Également programmés cette année : Paul Lay Trio (mercredi 23) et François Couturier « Tarkovski Quartet » (jeudi 24). Photoreportage à venir.