Entretien

Stéphane Galland

Photo : Christophe Charpenel

Stéphane Galland est bien sûr connu pour être le batteur d’Aka Moon, mais ses collaborations avec le trio ou en soliste ont toujours regardé au-delà des frontières, qu’elles soient stylistiques ou culturelles. Dans une année chargée en sorties, à commencer par le coffret réunissant 25 ans d’Aka Moon, mais aussi de nombreux projets avec Alexandra Grimal ou Jacques Schwarz-Bart. Rencontre dans un petit restaurant de la rue de Stassart à Bruxelles, un lieu ancré dans la mémoire de tous les « vieux » fans de jazz de Bruxelles. C’est là que se trouvait le mythique « Pol’s Jazz Club » fondé par le truculent Pol Lenders. Où sont passés John Coltrane, Count Basie ou Dexter Gordon…

- Vous avez grandi et fait vos premiers pas dans la musique avec Eric Legnini. Quel souvenir en gardez-vous ?

On se connaissait bien avant de jouer ensemble ! La mère d’Eric donnait des cours au Conservatoire de Huy et la mienne y suivait des cours de piano et d’harmonie. A cette époque, nous suivions déjà tous les deux des cours de musique. Et puis un jour, nous devions avoir dix ou onze ans, nous sommes passés devant la classe de jazz de Sébastien Jadot, nous avons écouté et nous nous sommes dit que c’était génial. Sébastien voyant deux petits jeunes que ça intéressait nous a dit de venir et qu’on formerait un petit groupe de jazz ! Eric Legnini et moi suivions peut-être les cours depuis un an à ce moment-là, Eric au piano et moi aux percussions. Sébastien venait avec des morceaux, il nous expliquait comment ça fonctionnait, il y avait beaucoup d’ouverture d’esprit là-bas : lors des auditions, ça se terminait par un morceau de jazz d’Eric et moi en duo, genre « Mr PC » ; cet esprit ne courait pas les rues à l’époque. On était très bien entourés.

Fabrizio Cassol, Michel Hatzigeorgiou, Stéphane Galland. © Christophe Charpenel

- Et vous vous mettez à jouer ensemble très vite.

A douze-treize ans, on jouait déjà sur les places de village, dans les cafés, on s’appelait le Jazz quartet 47, parce qu’on répétait dans la salle 47. On jouait sans contrebassiste car il n’y en avait pas au début, et ça a été un bel entraînement de jouer sans basse pour apporter les fondamentales, garder le rythme…

- Vous avez beaucoup joué avant d’enregistrer, notamment de nombreuses fois à Huy au « Quadrilatère » et à « Ça Jazz à Huy ».

On existait depuis un bon moment quand on a fait l’enregistrement. On ne s’attendait pas à enregistrer, mais c’était très motivant ; ça s’est passé au studio Caraïbes avec Daniel Léon. On était pas mal influencés par le trio de Keith Jarrett et moi particulièrement, j’étais à fond à l’écoute de Jack DeJohnette. Il y avait du Chick Corea aussi… Cet album, c’est quelque chose qui fait passer un stade, ça enracine, l’édifice se construit, on se dit que c’est parti !

- La participation de Fabrizio Cassol, de Michel Massot et Pierre Vaiana a un peu surpris, à l’époque, ceux qui vous voyaient surtout en trio.

L’influence de Fabrizio Cassol a été déterminante pour nous deux : nous avions treize ans et lui dix-huit lors de notre première rencontre, il nous faisait écouter plein de disques, de Miles, de Coltrane… On s’est perdus de vue, puis lorsqu’on s’est revus pour jouer, il est arrivé avec des compositions qui n’étaient pas en quatre temps. C’était un challenge qui s’est mélangé avec le trio : nous jouions parfois des concerts en quintet assez délirants, notamment au Travers. Avec les souffleurs sur le disque, il y a des parties rythmiques qui annoncent le jeu d’Aka Moon, mais je ne me posais pas de questions sur ma façon de jouer, on progressait au feeling.

Stéphane Galland. © Michel Laborde

- Vient alors la longue période Nasa Na, deux années de concerts au Kaai.

- Oui, si on s’en tient aux grands moments, c’est ça. Nasa Na a été vraiment un moment salvateur pour moi. J’ai fait énormément de concerts après mes dix-huit ans et à un moment donné, j’ai perdu le goût, je me suis dit « zut, qu’est ce que je vais faire ? » C’était un drôle de sentiment. J’ai alors rencontré Pierre Van Dormael au moment où le Kaai venait de s’ouvrir à Bruxelles, et on s’est mis à répéter ses compositions. Là tout d’un coup, je me suis retrouvé face à une musique qui était complètement nouvelle, pour laquelle je n’avais pas de références, comme une terre promise. Cette vision très novatrice de Pierre m’a reboosté et Nasa Na a été un des tournants les plus importants dans ma vie : c’est à partir de là que j’ai commencé à développer un style personnel, avec des mesures impaires, un style qui n’était pas imposé. C’est une rencontre fondamentale dans ma vie. Pierre est venu illuminer mon chemin, LOBI lui était d’ailleurs dédié. Nous jouions toutes les semaines au Kaai, un lieu très ouvert. Nous n’étions pas payés, le public ne payait pas et ça nous a permis de répéter pendant des années : nous étions là pour la musique, c’était exceptionnel, on a fait des centaines de concerts en ce lieu, peu à l’extérieur, je me souviens de concerts au Sounds, au Festival « Jazz à Liège », à Louvain-la-Neuve où, je me souviens, un gars en pyjama est venu se plaindre qu’on jouait trop fort ! Nasa Na s’est terminé avant que Pierre ne parte en Afrique, à Dakar où il a enseigné. Et Aka Moon est né pour de nouvelles aventures.

- C’est aussi au Kaai que débute le trio.

Aka Moon débute sur le même schéma, avec quatre ans de concerts au Kaai. Mais notre premier disque est sorti assez vite. En répétition, on triturait les thèmes qui était improvisés, il y avait beaucoup de figures rythmiques complexes, des mesures composées, de la polyrythmie, on superposait du 10 sur du 7, du 4 sur du 7, on mélangeait les morceaux, on développait des réflexes étonnants : si l’un faisait un signe pour changer de morceau, les autres suivaient ; c’était hyper-excitant pour nous et pour le public.

Il n’y a aucune collaboration que je n’ai pas trouvée utile

- Vous avez eu des rencontres marquantes avec Aka Moon.

La première fois qu’on a joué avec Doudou N’Daye Rose, c’était incroyable, aussi avec Shivaraman qui reste mon maître au niveau du rythme, comme au niveau du jeu. Il a non seulement une science rythmique phénoménale, mais aussi une énergie qui me rappelle Elvin Jones lorsque je l’ai vu la première fois. Ce sont des gens comme un soleil matérialisé. C’est difficile de dire quelles ont été les collaborations les plus marquantes d’Aka Moon… Avec DJ Grasshoppa, c’était aussi étonnant dans un autre univers, avec Oumou Sangaré qui est une chanteuse incroyable, avec les Américains comme Robin Eubanks, David Gilmore, aussi avec Magic Malik… Il n’y a aucune collaboration que je n’ai pas trouvée utile.

- Pendant ces années passionnantes, vous trouvez le temps d’entrer dans d’autres projets.

J’ai beaucoup joué avec Nguyen Lê avec l’album Songs of Freedom. Un autre univers mélodique et rythmique que j’ai découvert, c’est avec Dhafer Youssef : en fait, je ne le connaissais pas et j’ai dû remplacer Mark Guiliana dans son groupe ; il y avait Tigran Hamasyan aussi dans cette formule. J’ai changé ma manière de travailler à cette époque parce que dans le même mois, j’ai joué avec Nguyen Lê et avec Dhafer Youssef : c’était rythmiquement très lourd et jusque-là, je travaillais très peu ma batterie, j’écoutais les morceaux et je les jouais… Sauf que là, je sentais qu’il y avait trop de challenge. J’ai commencé à travailler avec un ordinateur, avec une batterie électronique, ce qui m’ a fait beaucoup évoluer. Avec Dhafer, il y avait un solo de batterie sur une mesure à 39 temps. Avec Nguyen, c’était très différent, il y avait des arrangements très précis qu’il fallait respecter, ce que je ne connaissais pas avec Aka Moon où c’était très instinctif - on se connaissait tellement.

Stéphane Galland

- Une expérience dont vous avez peu parlé, mais que le public retient, c’est celle avec Joe Zawinul.

C’était à la fois génial de collaborer dans le groupe de Joe Zawinul et en même temps un peu frustrant parce que quand j’ai intégré le groupe, les compositions étaient déjà prêtes. Je suis venu en remplacement de Paco Séry, j’ai dû un peu m’adapter à ce qui était fait. J’étais donc là, mais pas à 100%, pas vraiment impliqué. Aux balances, on faisait souvent des impros que Linley Marthe et moi entamions puis Joe entrait dedans et on faisait des trucs que je trouvais intéressants. A un moment, j’ai dû me faire remplacer parce qu’il y avait des concerts importants avec Aka Moon, ce qui était essentiel pour moi. Joe l’avait accepté au départ, mais m’a bien fait sentir que ça ne pouvait durer comme ça. Quand on a fini la tournée, je lui ai demandé si je serais repris, et je n’ai plus eu de nouvelles. Ça l’a fort dérangé que je ne donne pas la priorité à son projet, ce que je peux comprendre. D’un autre côté, il y a plein de de gens qui ne comprenaient pas que j’hésite, mais je n’y trouvais pas vraiment mon compte : je me retrouvais à jouer avec une super star, un mec que j’admire, et en même temps je ne me sentais pas 100% moi-même et je ne me développais pas comme je le souhaitais. Cela allait m’amener à jouer devant le monde entier, mais sans être vraiment comme je suis. Ça a changé la vision de plein de gens par rapport à moi, ça en imposait.

- Votre passage chez lui vous a tout de même appris beaucoup de choses.

J’ai aussi appris beaucoup humainement. C’était quelqu’un d’exigeant, surtout avec les batteurs. On m’avait prévenu qu’il avait fait pleurer plein de batteurs…. Lorsque Peter Hertmans a dit à Billy Hart que j’allais jouer avec Joe Zawinul, il m’a dit de faire attention car il était dur dans ses remarques, et je prenais Joe 100% au sérieux… C’était parfois contradictoire… J’ai appris avec lui qu’il fallait parfois s’opposer à quelqu’un, ce que Linley faisait très bien et Joe lui foutait la paix… ça ne changeait rien au respect que j’avais pour lui. J’ai compris qu’avec des gens comme ça il faut apprendre à marquer son terrain.

- Votre actualité discographique va être intense ces prochains mois.

Cette année, j’ai plein de disques qui vont sortir : Levantine Symphony qu’on a joué à Washington avec Ibrahim Maalouf et un grand orchestre symphonique, le DVD de Bercy, l’album Shijin de Laurent David avec Jacques Schwarz-Bart et Malcolm Braff, puis Nâga avec Alexandra Grimal… Beaucoup de projets dans lesquels je suis impliqué… Je veux aller plus à fond dans tout. Je remarque qu’il y a des choses qui se manifestent, et qui se passent bien ces moments-ci ; je fais attention de m’y lancer avec une énergie qui motive tout le monde.

Stéphane Galland. © Fabrice Journo

- Votre participation au groupe de Frank Woeste va aussi dans ce sens.

Frank Woeste fait très attention à la personnalité des musiciens qui l’entourent, ce que je trouve important pour garder un groupe. L’enregistrement ne sortira, je crois, qu’à l’automne 2019 : il a d’abord un album de duos qui sortira avant. Celui-ci est en quartet avec Julien Hermé, un contrebassiste qui joue souvent avec Eric Legnini, et Eric Vloeimans à la trompette. Le résultat est vraiment super, je peux déjà le dire !

- Malcolm Braff est aussi quelqu’un que vous retrouvez régulièrement.

C’est un musicien que j’adore ; il a développé un concept rythmique très motivant qui rejoint certaines choses que je pratiquais déjà auparavant, sauf que lui est venu avec approche différente, à la fois cartésienne et très intuitive. Il arrive à faire des liens entre les deux, que j’utilise aussi maintenant dans mes cours de rythme parce que je trouve ça très intéressant pour faire comprendre le concept de groove : ça tient à de micro-différences, à des subdivisions qui sont parfois non quantifiables. Malcolm explique ça avec des termes que n’importe quel esprit cartésien peut comprendre. Il a une énergie très terrestre dans son jeu, que j’aime beaucoup. Il est venu dans mon groupe LOBI à la place de Tigran Hamasyan, puis on a souvent joué en duo ensemble.

Pour en revenir à LOBI, ça a été marquant parce que c’était la première fois que j’étais responsable d’un projet. C’était une proposition de Jean-Pierre Bissot pour le Gaume Jazz et je ne l’en remercierai jamais assez. Alors que pour cette carte blanche, je pensais simplement reprendre une formule que je pratiquais en y ajoutant tel ou tel musicien, Jean-Pierre m’a poussé à chercher quelque chose de nouveau. Ça a été un vrai challenge avec des personnalités hyper-fortes, il fallait jouer avec la force de chacun, c’est une nouvelle porte qui s’est ouverte.

- Vous sortez en octobre votre deuxième projet personnel, The Mystery of Kem.

Ce projet part de moi vers l’extérieur, presque l’opposé de LOBI où je suis parti de l’extérieur pour ramener des gens vers moi. Dans Mystery of Kem, toutes les compositions viennent de moi alors que dans LOBI il y avait des morceaux d’un peu tout le monde, de Carlos Benavente, de Magic Malik… il n’y avait qu’une seule composition de moi. Ici, ce sont mes compos de A à Z, qui viennent de recherches rythmiques que j’ai travaillées, et que j’avais envie de partager cette fois avec de jeunes musiciens pour travailler un vocabulaire commun. Si j’avais choisi des musiciens plus expérimentés, ils auraient sans doute imprimé plus leur personnalité dans le projet, alors que j’avais vraiment envie de trouver une voie commune avec un jeune groupe.

Pour cet album, il y a Bram de Looze au piano, Sylvain Debaisieux au sax, Federico Stocchi à la basse, et sur sept des onze thèmes Ravi Kulur, un flûtiste indien fabuleux qui joue aujourd’hui avec Anushka Shankar et qui a joué avec Ravi Shankar les huit dernières années de sa vie : un tout grand flûtiste ; il m’a contacté et on a fini par se rencontrer, il me connaissait par le travail d’Aka Moon avec Shivaraman.

j’avais vraiment envie de trouver une voie commune avec un jeune groupe

- Et aussi un invité sur un morceau.

- Oui, Ibrahim Maalouf. Je tenais à ce qu’il soit sur le disque. J’ai toujours eu des réticences à sortir des morceaux à moi, je me demandais si j’étais qualifié pour me lancer dans la composition. Et quand j’ai joué dans « Red & Black Light », je me suis rendu compte qu’Ibrahim ne se prenait pas du tout la tête avec ça : il venait parfois avec des compos qui était minimalistes et on travaillait dessus, on construisait ensemble quelque chose. Son attitude et sa façon de voir les choses m’ont relaxé dans la façon d’appréhender la composition. J’ai fait le travail d’arrangement, mais cela s’est construit petit à petit ; parfois, je croyais un morceau fini et puis je rajoutais quelque chose. Ibrahim a été un élément clé dans la réalisation de l’album, c’est pourquoi je lui ai demandé de participer à une pièce, et je suis très heureux de la façon dont il s’est impliqué. Ça présente aussi une facette d’Ibrahim qu’on n’a pas l’habitude d’entendre.

- On a l’impression que tous les projets auxquels vous participez et les vôtres se sont faits de façon intuitive.

Il faut toujours se laisser porter par son cœur dans ce qu’on fait, je suis persuadé qu’à long terme, ça paie. Jouer pour jouer et gagner sa vie, qu’est-ce que ça rapporte sur le plan de la musique ? Je reviens au Kaai : on jouait pour rien, j’y jouais parfois six soirs par semaine avec six groupes différents sans être payé, mais ça m’a apporté énormément en matière première. Si on va jouer dans de mauvaises conditions, dans des projets auxquels on ne croit pas, seulement pour gagner de l’argent, à quoi cela sert-il ?

- Et ce titre, Mistery of Kem ?

Je peux encore ramener ça à Pierre Van Dormael qui ne portait jamais de couleur noire, et je ne l’ai jamais fait non plus pendant des années, parce qu’il y avait cette idée que c’était associé au négatif. J’ai eu cette croyance pendant des années. Puis un jour, j’ai fait de la méditation positive alors que je portais un t-shirt noir et je me suis dit que finalement, c’était la vision des choses qui les rendait positives ou négatives. Le mot « Kem » désigne le noir en Égypte ancienne et ça avait un côté très positif car ça désigne la terre qui apporte la vie… Cette idée du noir qui apporte le côté positif à la vie me plaît.