Chronique

Stéphane Galland

Lobi

Stéphane Galland (dms), Magic Malik (fl, voc), Tigran Hamasyan (p), Petar Ralchev (acc), Carles Benavent (b), Mısırlı Ahmet (perc)

Label / Distribution : Out There / Out Note

Maître rythmicien et membre d’une des trios les plus ébouriffants du jazz mondial, Aka Moon, le batteur Stéphane Galland propose, avec ce premier album sous son nom, une réflexion intense et jouissive sur la notion de patrimoine et de sa temporalité. A son habituelle polyrythmie, il a ajouté la polysémie, puisque, entre hier et demain, Lobi ne tranche pas. En lingala, ce mot signifie les deux instants à la fois. C’est au cœur de ce concept presque abstrait, dans ce temps incertain mais toujours calculé au plus juste, que Galland et ses invités ont situé leur propos, qui balance entre les racines inventoriées des musiques traditionnelles et leur exposition à la modernité la plus vibrante.

Voyageur infatigable, cosmopolite amoureux, Galland a toujours conçu sa musique comme un carnet de voyage en constante écriture. Plus qu’un sextet, l’équipe qu’il a réunie s’apparente à une dream team qui excelle sous toutes les latitudes qu’elle visite. Il y a toujours à craindre, dans ce genre d’attelage, une virtuosité artificielle où l’on se marche sur les pieds. En bon sélectionneur, Galland a d’abord favorisé les complémentarités et les univers éclectiques pour évoquer avec lui les voyages passés et les périples à venir. A ses côtés, le bassiste Carles Benavent, figure du flamenco et vieux compagnon de Paco de Lucia, apporte l’assise électrique qui sied tant au batteur. Son jeu incisif s’illustre dès « En Ruta », morceau d’ouverture où il se confronte au lyrisme de Magic Malik, omniprésent et éclatant tout au long de l’album. Alter ego bourlingueur, Malik se saisit de la mélodie pour façonner le groove, sédimenter les influences et illuminer le tout (voir « Aparani Par », traditionnel arménien sur lequel il ralentit avec délice le flux de rythmiques complexes qui traverse l’Europe au-delà du mur du son).

Le choix de l’Arménie n’est pas anodin, tant ce pays est symbole de brassage culturel. Il en sera de nouveau question avec « The Sky Is Cloudy », un traditionnel où l’on retrouve le toucher très fluide de Tigran Hamasyan pour un magnifique duo avec son hôte. Le pianiste joue assez peu sur cet album, mais sa présence est une évidence au regard de l’approche multiculturelle de Galland. Il s’exprime avec sa légèreté habituelle sur un très beau « Yanna Bada Yatathanna » emporté par les détours rythmiques de Mısırlı Ahmet. Ce grand percussionniste turc est, lui aussi, omniprésent, et donne du relief à Lobi, du spirituel « Ioio » jusqu’au final, en forme d’« Hommage à Minino » (Garay). Mais c’est avec le traditionnel « Ali Pasha », où l’accordéoniste Petar Ralchev redessine les contours orientaux des Balkans, que l’alliance de Galland/Ahmet offre les polyrythmies les plus complexes. Ces deux-là ne laissent jamais la virtuosité prendre le pas sur la légèreté d’une équipée tracée de bout en bout avec passion.

Le trésor de Lobi se cache en son cœur, comme on se trouve à la croisée des chemins. Seul« Pygmalyte », un morceau très personnel signé Stéphane Galland, réunit les six musiciens dans une excitation palpable et une synergie ahurissante. Dans ce récit de voyage chimérique qui va du royaume mandingue à l’Amazonie en passant par les pygmées Aka, le groove semble circuler avec une fluidité déconcertante. Malik chante en créole en même temps qu’il souffle, Tigran appuie la rythmique d’un ostinato aigrelet, Ralchev est un nomade lumineux ; Lobi est un disque qu’on écoute en boucle avec un plaisir égal et qui livre chaque fois de nouveaux secrets : traditionnels d’hier, musique d’aujourd’hui, classique de demain. Lobi, en somme. Jamais un concept linguistique étranger n’aura été aussi simple à définir.