Entretien

Bill Frisell, le quart d’heure belge

Entretien express avec le guitariste Bill Frisell sur sa période liégeoise.

Bill Frisell © Bryan Aaker

Au festival Mithra Jazz à Liège, la programmation est de haute qualité, avec un concert événement : le retour de Bill Frisell dans la région où il a vécu près de deux ans. Son agent avait prévenu : Bill est « VERY VERY BUSY », et il ne donne pas d’interviews alors qu’il est en tournée. Mais quand il a appris qu’il s’agissait de parler de sa période liégeoise entre 1978 et 1980, Bill a fait une exception. Au milieu de sa tournée, à Cincinnati, à l’heure du petit-déjeuner, Bill a accepté de se souvenir de cette époque… et il en était visiblement ému. Voici les quinze minutes accordées par le management.

Bill Frisell © Pierre Vignacq

- Pouvez-vous nous parler de votre rencontre avec Steve Houben au Berklee College de Boston et de ce qui vous a amené à venir en Belgique ?

J’ai été à Boston pendant trois ans, je crois, et à la fin de mes études, j’ai pensé aller à New-York. En fait, je ne savais pas trop quoi faire. Et le timing était vraiment parfait quand Steve m’a demandé de le suivre en Belgique, avec mes amis Kermit Driscoll, Vinnie Johnson et Greg Badolato, des musiciens avec lesquels je voulais continuer à jouer. Je n’étais jamais allé en Europe, je considérais cela comme une aventure.

- Que saviez-vous du jazz en Belgique à l’époque ?

Je connaissais bien sûr Django Reinhardt et René Thomas, des musiciens que j’adorais déjà. Je crois que je ne connaissais pas Jacques Pelzer avant que Steve Houben me le présente. Mais il y avait une histoire du jazz là-bas, et les Américains qui étaient partis pour l’Europe. Quand je repense au Chapati [1] à Spa…
C’était incroyable les musiciens qu’on pouvait y rencontrer. C’était magique, c’était même quelque chose qui me paraissait impossible !
De mémoire : Art Blakey, l’Art Ensemble of Chicago, Dexter Gordon, Art Taylor… On vivait là et chaque jour, il s’y passait quelque chose.

- Une étape importante dans votre curriculum ?

Oui clairement, ce sont des années qui m’ont marqué. C’est là que j’ai commencé à mettre en place ma propre musique. On jouait tous les jours. On répétait, même si en fait on n’avait pas tellement de gigs, quelques-uns peut-être. Mais l’important était qu’on essayait un tas de choses.

- Vous avez formé « Mauve Traffic » avec Steve Houben et enregistré l’album Good Buddies. Dans votre discographie, il est noté comme votre tout premier enregistrement : c’est exact ?

Oui, je pense bien. A Boston, j’ai fait quelques trucs mais jamais de vrai disque. Il y a eu un disque avec une couverture bleue peut-être avant, mais je ne suis pas sûr.


je me sens à 70 ans comme au premier jour


- Vous avez fait un court retour aux Etats-Unis.

Je suis retourné aux Etats-Unis, puis je suis revenu en 1980 et on a beaucoup tourné avec Mauve Traffic.

- Il y a un enregistrement réalisé à Wynendale dont Steve Houben m’a parlé et qui est resté dans les tiroirs de Jos Demol (du magazine Jazz’Halo). Vous y jouez deux standards, « Body and Soul » et « Beatrice » de Sam Rivers et puis des compositions de Kermit Driscoll et de vous, « Sans Blues Thank You » et What Do You Mean ? What Do You Mean ? » qui sont sur le disque Good Buddies. Mais aussi un titre que je n’ai trouvé nulle part et qui est annoncé comme étant « Serious Bumper Car Driver ».

Waouw ! Alors là, je ne me souviens pas du tout de ce titre ! (rires) Peut-être qu’on a joué ça en quartet… C’est incroyable !

Bill Frisell

- Vous avez aussi enregistré avec Chet Baker.

Tout le monde connaît les histoires de Chet ! Je me souviens que nous étions au studio et que Chet n’était pas là, nous attendions, attendions, attendions… Et finalement, il est arrivé et tout a changé d’un coup dans la pièce, l’atmosphère a changé, c’était comme si il avait jeté un sort. J’étais encore jeune et je n’avais pas encore expérimenté beaucoup de façons de jouer. Je sortais du Collège et nous étions habitués à jouer avec des partitions. Mais Chet est arrivé sans rien, pas de musique ! Il écoutait tout ce qui se passait, il était conscient de ce qui se passait. C’était la première fois que je jouais avec quelqu’un qui avait toute la musique dans sa tête et ça a eu un effet sur chacun dans le studio, c’était étonnant ! C’est la seule fois de ma vie où j’ai joué avec lui et je considère que c’est une chance, comme j’ai eu la chance de rencontrer Steve Houben ou Jacques Pelzer, de connecter des musiciens américains et des musiciens européens. Je me répète, mais ça a été des moments incroyables dans ma vie.

- Steve Houben me disait qu’il lui avait fallu passer les 70 ans pour vraiment comprendre la musique… Qu’en pensez-vous ?

Alors là, je me sens à 70 ans comme au premier jour. Chaque jour, je me dis que j’apprends quelque chose de nouveau et espère que j’en apprendrai encore le lendemain. Je continue encore et encore à chercher de nouvelles choses.

- Vous venez bientôt à Liège avec un nouveau trio avec lequel vous avez enregistré un premier disque en 2020, Valentine.

C’est le premier enregistrement, mais nous jouons ensemble depuis deux ou trois ans déjà. Revenir à Liège en concert avec ce trio est quelque chose d’inouï pour moi. Je ne me souviens pas de la dernière fois où j’y suis venu, mais cela fait très très longtemps.

- Ces retrouvailles pourraient être émaillées d’une surprise ou l’autre : pourquoi pas rejouer « What Do You Mean ? What Do You mean ? » ?

Oh la la ! Il faudrait que je retrouve les partitions ! (rires) Je sais que ce sera spécial. Chaque fois que je joue quelque part, l’environnement a un grand impact sur la musique. Je pense qu’à Liège, ce sera probablement un grand moment d’émotion pour moi. Cette période a été d’une telle importance dans ma vie. Tant de choses ont changé dans ma vie à ce moment-là… J’y ai rencontré ma femme. Ça a été une époque magique.

par Jean-Pierre Goffin (JazzMania) // Publié le 26 septembre 2021

[1Le Chapati (à Spa) a été LE club de jazz en Belgique. De sa fondation par Robert Delcour en 1976 à la fermeture du Chapati Two (en 1980) on ne compte plus les grands noms du jazz américain qui s’y sont produits. Outre ceux cités par Bill Frisell : Betty Carter, Max Roach, Archie Shepp, Mal Waldron, Elvin Jones, Arthur Blythe, Paul Motian…