Chronique

Stéphane Kerecki & John Taylor

Patience

Stéphane Kerecki (b), John Taylor (p)

Label / Distribution : Zig-Zag Territoires

En cette fin de mois de juin nous sommes nombreux, sans doute, à insérer dans notre lecteur de CD A Sunday At The Village Vanguard : on fêtera en ce samedi, le cinquantième anniversaire d’un dimanche mythique qui vit le trio composé de Bill Evans, Scott LaFaro et Paul Motian, enregistrer dans le plus célèbre club de jazz au monde, le Village Vanguard à New York, des concerts de légende.
Le mot n’est pas trop fort car, sur fond de conversations feutrées, de verres qui tintent et d’insouciants rires de jeunes femmes, le tout laissant deviner une assistance clairsemée, s’est pourtant joué un moment fort de l’histoire du jazz : celui qui fit peut-être du trio piano-basse-batterie la formation la plus populaire de cette musique.
Depuis le premier concert, donné dans l’après-midi, jusqu’au cinquième, le contrebassiste Scott LaFaro, compositeur des magnifiques « Gloria’s Steps » et « Jade Visions » joués en soirée, fit de son instrument un soliste à part entière, pendant que Paul Motian montrait à la batterie une originalité qui ne s’est jamais démentie. Quant à Bill Evans, son jeu et sa manière d’improviser, qui atteignirent sans doute, en ce faste dimanche, leur apogée, exercent depuis une profonde influence sur des générations de musiciens - pianistes bien sûr, tels John Taylor et Enrico Pieranunzi - mais pas seulement, puisque c’est aussi le cas du contrebassiste français Stéphane Kerecki.
L’art de Bill Evans était inspiré par l’amour de la chanson et de la mélodie. Celle-ci y était richement harmonisée grâce à une science nourrie de classicisme et d’impressionnisme, et propulsée par un swing hérité des maîtres du bop. Mais, pour Bill Evans, la musique était d’abord le moyen d’exprimer des sentiments, tous les sentiments ; et parce que ceux-ci sont innombrables, pour les peindre, il faut une palette plus riche que celles des pianistes de jazz.

Pourquoi ces derniers, qui ont souvent reçu une formation classique, perdent-ils toute richesse de nuances dès qu’ils font des infidélités à Liszt et Debussy pour se mettre à improviser et swinguer ? Pour Bill Evans, la réponse était simple : la batterie, dont il reconnaissait la nécessité pour « projeter » l’énergie de la musique vers le public, contraignait, par son volume sonore, les autres instrumentistes à demeurer constamment au-dessus du mezzo forte.
On peut discuter cette position, mais elle explique au moins pourquoi, à ses yeux, l’idéal était le duo piano-contrebasse. Malgré son attirance pour lui, il n’a semble-t-il enregistré que deux fois dans cette formule - avec Eddie Gomez - notamment en concert au festival de Montreux.

Le phénomène n’est d’ailleurs pas propre à Bill Evans : on trouve relativement peu de duos piano-contrebasse. De fait, l’idée de soustraire la batterie à la formule magique du trio ne va pas de soi. Quelle peut en être l’idée sous-jacente ? En jazz, le piano s’accommode fort bien du duo avec un instrument capable de notes tenues, comme le saxophone. Cette complémentarité se retrouve en musique classique : elle offre de nombreux exemples d’alliance réussie entre le clavier et les archets. Mais l’usage de l’archet, pour le contrebassiste de jazz, est ponctuel et marginal. L’instrument occupant le registre grave, il peut entrer en collision avec la main gauche d’un pianiste qui, sans section rythmique, serait tenté de muscler la pulsation en explorant toute l’étendue de ses quatre-vingt-huit touches. Sans batterie, il n’y a plus de section rythmique et le rôle traditionnel de la basse n’a plus de sens. Si le duo consiste pour le bassiste à soutenir rythmiquement un pianiste qui lui laisse de temps en temps quelques mesures de solo, alors il n’a pas d’intérêt. Si on peut donc trouver des justifications à cette formule, on en perçoit vite les risques, et on comprend que les musiciens ne se soient pas bousculés pour jouer dans ce contexte périlleux où l’équilibre est si difficile à trouver.

Si cette maigre discographie du duo piano-contrebasse renferme quelques rares déceptions, on y découvre aussi de belles réussites. Les disques sus-mentionnés de Bill Evans et Eddie Gomez peuvent ne pas transporter l’auditeur - notamment Intuition, qui est parfois un faux duo où piano et Fender de se superposent ; en outre, le pianiste ne s’y est peut-être pas assez dépouillé du rôle qu’il tient dans son trio, celui de leader.
Le nom de Paul Bley vient vite à l’esprit de qui tente d’imaginer le pianiste idéal dans cette formule : il a enregistré Mindset (Soul Note – 1992) avec Gary Peacock ; mais là non plus le duo n’est pas complet, la plupart des morceaux de cet album-concept étant des solos entrecoupés de plages en duo.
A l’automne dernier, Keith Jarrett et Charlie Haden ont défrayé les chroniques avec Jasmine (ECM) qui a également plu au public puisqu’on le trouve encore en tête de gondoles. On peut néanmoins éprouver un enthousiasme modéré pour ce disque où la frontière entre douceur et mollesse n’est pas toujours aisée à tracer.
Charlie Haden a fait mieux avec Kenny Barron : Night and the City (Verve – 1996) débute par un très beau « Twilight Song ». Mais c’est avec John Taylor que le contrebassiste américain a produit son plus beau duo : sur Nightfall (Naim – 2004), un morceau comme « Bittersweet », tout de nostalgique tendresse et de simplicité mélodique, montre bien à quel point ce duo se prête au lyrisme - lyrisme que l’on retrouve d’ailleurs sur le très « evansien » morceau-titre. Quant à « Song For The Whales », où l’archet de Haden imite de manière frappante le chant des baleines, et à l’orientalisant « Chairman Mao » où le pianiste joue parfois de ses cordes comme de celles d’une harpe ou d’une guitare, il s’agit de deux plages saisissantes et modernes qui devraient inciter les mélomanes à se ruer sur ce disque méconnu mais superbe. Si Mindset peut décevoir, Gary Peacock a cependant enregistré avec Marc Copland deux duos chaleureusement recommandés, What It Says (Sketch – 2004, décidément une grande année pour le duo piano-basse !) et, plus récemment, Insight (Pirouet – 2009) ; les deux musiciens y entrelacent dans la liberté et l’écoute, l’inépuisable invention de leur contrepoint.

Il y a, bien sûr, d’autres exemples. Dans le meilleur des cas on trouve dans ces duos, où les ballades abondent, un ton d’ensemble plutôt lent et poétique, pour une musique nocturne, profonde et évanescente à la fois, usant de nuances rares en jazz. Les exemples de réussite sont dus à des contrebassistes capables de sortir de leur fonction traditionnelle, de prendre en charge la musique, d’introduire des thèmes, de s’exprimer sur le terrain de la mélodie - bref, d’être des solistes à part entière. C’est pourquoi cette formule, apparue avec Duke Ellington et Jimmy Blanton, ne s’est vraiment développée que depuis la rupture introduite dans l’histoire de la contrebasse par Scott LaFaro… On en revient donc aux mythiques séances du Vanguard qui influencèrent tant Stéphane Kerecki et John Taylor…

Le Français et l’Anglais se connaissaient à peine quand le premier a proposé un duo au second - duo qui peut surprendre si on se fonde sur le seul critère de l’expérience. Doit-on encore présenter John Taylor ? Né en 1942, ce pianiste a collectionné suffisamment de titres de gloire au cours de ses décennies de collaboration avec John Surman, Kenny Wheeler et bien d’autres. Il fut longtemps un des fleurons du catalogue ECM et on recommandera, outre les productions de son célèbre trio Azimuth en compagnie de Norma Winstone et Kenny Wheeler, les quatre albums du magnifique trio avec Peter Erskine et Palle Danielsson, ainsi que le nom moins somptueux Rosslyn gravé pour le label allemand avec Marc Johnson et Joey Baron. Son parcours se prolonge, après son départ d’ECM, sous les couleurs italiennes du label CamJazz, grâce auquel il a continué à nous gratifier de superbes enregistrements : What Now ? (Kenny Wheeler, de Chris Potter, Dave Holland, ou Angel Of The Presence (Palle Danielsson, Martin France. Un tel artiste ne pouvait échapper à l’œil omniscient de Philippe Ghielmetti, et c’est pour le label Sketch, qu’il signe en 2003 le très beau solo Insight.

Si John Taylor n’appartient pas aux monstres sacrés du jazz, faute sans doute de pouvoir revendiquer les innovations, les ruptures, les idiosyncrasies qui signalent les génies, on devine qu’un artiste dont les créations sont d’un tel niveau n’est pas passé inaperçu du microcosme ; d’ailleurs, la foule de musiciens qui se pressent à chacun de ses concerts en témoigne. Stéphane Kerecki en a certainement fait souvent partie, avant de suggérer une collaboration au maître. Comparé aux états de service du pianiste britannique, son curriculum vitæ peut sembler mince ; pourtant, ce jeune quadra qui s’est consacré tard à la musique - après des études d’économie - s’est vite attaché à rattraper le temps perdu. Sa carrière démarre en 2001 avec un prix au célèbre concours de La Défense. C’est le trio formé avec Mathieu Donarier et Thomas Grimmonprez qui laisse deviner en lui un interprète, leader et compositeur à suivre de très près. Cette intuition devint certitude avec Houria, éclatante réussite sortie en 2009 sur le label Zig-Zag Territoires : son trio s’y enrichit de la présence du grand Tony Malaby, bien connu des amateurs d’un jazz d’avant-garde naviguant entre compositions abstraites et improvisations free. Le piano est son instrument d’origine, et outre l’influence revendiquée de Bill Evans, ses nombreuses collaborations avec des pianistes (Yaron Herman, Guillaume de Chassy, Ronnie Lynn Patterson, Jacky Terrasson), en témoignent.

Patience, le disque en duo que publie aujourd’hui Zig-Zag Territoires, est donc de le fruit d’une rencontre qui peut paraître surprenante mais dont les racines plongent profondément dans les goûts, l’histoire et les influences des deux hommes. Il ne s’agit pas ici d’un « projet », d’un « concept », d’une éphémère rencontre. Cette formule est assez austère pour qu’on ne soupçonne pas la main invisible du marché… Non, il s’agit d’une vraie démarche artistique et humaine, d’une attirance basée sur une esthétique, l’admiration et le respect. Il y a là une cohérence évidente, et cela s’entend.

« Prologue », la première plage, est une des trois improvisations totales, avec « Interlude » et la dernière plage, « Épilogue ». Le reste est composé par Kerecki. On ne s’en plaindra pas. Son talent est lumineux. Beaucoup de musiciens se proclament compositeurs en signant des thèmes qui sont tout sauf mémorables. Mais qu’est-ce qui rend un thème mémorable ? La mélodie bien sûr - ce phénomène inexpliqué qui dépasse tons, gammes, modes, consonances et dissonances, et grave insidieusement dans la mémoire des phrases qu’on chantonne, tel ce « Gary », que l’auteur de ces lignes se prit à siffloter dès la deuxième écoute. Mais « Manarola », « Patience », « La source », comme « La valse pour John » savent aussi bien s’y prendre pour s’ancrer dans la mémoire.

S’il n’y avait à signaler que ce talent mélodique, on aurait affaire à un disque de chansons. Mais confiez des mélodies à des jazzmen de haute volée et voyez comme ils les subliment ! En jazz, le développement d’un thème, souvent admirable d’invention, conduit parfois à une musique un peu abstraite, exagérément acrobatique, prétexte à démonstration. Rien de tout cela dans la conversation familière entre ces deux instrumentistes dont on peine à croire qu’ils viennent à peine de se rencontrer. Le lyrisme ici n’édulcore jamais le discours : les attaques du pianiste, fermes sans être dures, et le jeu souple mais musclé du bassiste, sont également pleins d’énergie, et tous deux savent même propulser une musique jubilatoire qui donne envie de taper du pied comme (« Manarola », « Bad Drummer »). Alors que leur « Valse pour John », plus lente, laisse une impression étrange, un peu désenchantée, comme les Valses nobles et sentimentales de Ravel.

La couleur d’ensemble évoque l’évidence et de la simplicité ; pourtant, il faut suivre les phrases parfois sinueuses, inattendues, et les accords surprenants mais toujours beaux de l’impressionniste Taylor ! Pendant ce temps, Kerecki semble suivre un chemin plus escarpé, en toute indépendance ; néanmoins, jamais la cohésion n’est menacée : la connivence est totale, les rôles partagés, comme sur « Patience » et « Luminescence », où la basse introduit le thème superbe. On retrouve comme par hasard le « Jade Visions » de Scott LaFaro (qui en donna avec le trio de Bill Evans, une interprétation légendaire le 25 juin 1961) ; il aurait pu s’agir ici d’une référence écrasante, quand on connaît l’amour que les deux hommes portent à leurs modèles. Mais leur interprétation en respecte l’onirisme irréel et comme en lévitation : comme au Village Vanguard, cette musique leur inspire un moment de grâce.

La prise de son au plus près des instruments accentue le sentiment d’intimité caractéristique de cette formule en duo. Avec un soupçon de distance et de réverbération supplémentaires, comme sur l’exemplaire Nightfall, on aurait sans doute tenu avec Patience un compromis idéal.

Quoiqu’il en soit, voici un disque marquant de plus à l’actif de Stéphane Kerecki : son talent de compositeur, sa virtuosité de soliste et son discernement en matière d’interlocuteur sont la marque des leaders. Il faudra suivre ce musicien avec attention et impatience. Quant à John Taylor… Vous ne le connaissez pas encore ? S’il vient à se produire près de chez vous, un seul mot d’ordre : foncez !