Sur la platine

Températures estivales en hausse

Dizzy Gillespie et Santi Debriano en perspective.


Dizzy Gillespie fut l’artisan d’une fusion chaleureuse entre jazz et musiques du monde au sein de ses grandes formations. Aujourd’hui, Santi Debriano et son Arkestra Bembe relèvent le défi.

Au tout début des années soixante, l’arrivée du compositeur et pianiste argentin Lalo Schifrin apportait un sang neuf au sein de la grande formation de Dizzy Gillespie. Alors que Miles Davis s’épanchait dans un jazz modal accompagné par un Bill Evans impressionniste et qu’un révolutionnaire nommé Ornette Coleman ouvrait de nouvelles perspectives musicales avec son acolyte Don Cherry, Dizzy orientait sa musique vers une universalité exponentielle. L’Afrique avait toujours hanté le trompettiste, ancien compagnon de l’épopée du bebop aux côtés de Charlie Parker, mais l’absorption des rythmes latins glanés dans une tournée en Amérique du Sud allait devenir sa marque de fabrique.

C’est en 1956, pendant une tournée en Amérique Latine, que se produit la rencontre décisive de Dizzy Gillespie avec un jeune pianiste argentin, Lalo Schifrin. Non seulement cet instrumentiste fait preuve de virtuosité mais mieux encore pour Dizzy, il compose avec maestria. Il faudra attendre que Lalo Schifrin puisse se rendre sans encombre aux États-Unis quelques années plus tard pour que se formalise l’association fructueuse avec le trompettiste renommé.

La « Gillespiana Suite » en cinq mouvements est écrite en 1960 par un Lalo Schifrin entièrement subjugué par son idole Dizzy qui lui a commandé cette œuvre. Enregistrée en novembre de la même année à New-York, elle sera jouée dans la foulée, Salle Pleyel à Paris. Le public américain attendra quatre mois pour enfin entendre cette suite inventive. Le talent de Lalo Schifrin doit beaucoup à ses années passées au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris sous la houlette d’Olivier Messiaen. Quant au jazz, il devient son gagne-pain : Schifrin vit d’improvisations dans les clubs de la capitale. L’amour de Paris habite également Dizzy qui s’y rend de nombreuses fois depuis 1937 où il jouait déjà de la trompette au sein du Cotton Club. Une rencontre aura par la suite une importance capitale pour Dizzy, celle avec Norman Granz, producteur et imprésario qui s’élèvera contre le racisme et militera pour que les artistes blancs et noirs touchent les mêmes salaires.

Le public de Pleyel allait découvrir le 25 novembre 1960 une « Gillespiana Suite » très enjouée et surtout marquée par un solo aérien de Dizzy Gillespie dans le « Prelude », ainsi que par des rythmes endiablés dans la « Panamericana » et l’« Africana ». Une belle atmosphère se dégage particulièrement de cette suite dans le deuxième mouvement « Blues » où, sur un tempo médium, la contrebasse d’Art Davis soutient subtilement Leo Wright à la flûte. L’originalité du jeu pianistique de Lalo Schifrin fait mouche. Le pianiste fait preuve d’inventivité dans le dernier mouvement, « Toccata », avant qu’un « Caravan » rythmé par les percussions de Cándido Camero sublime la jungle ellingtonienne.

Un an après ce feu d’artifice, c’est le retour de Dizzy Gillespie, Lalo Schifrin et Leo Wright à Paris, mais cette fois à la salle de l’Olympia en compagnie de Norman Granz qui présente le concert. Bob Cunningham à la contrebasse et Mel Lewis à la batterie complètent le quintet. La musique est plus aventureuse, boppisante et agrémentée d’arpèges ponctués de chromatismes. « Desafinado », composé par Newton Mendoça et Antonio Carlos Jobim, bientôt popularisé mondialement par Stan Getz, est ici sublimé par un solo de Dizzy à la trompette bouchée, de même que « Lorraine » avec ses trépidations charmeuses. « Long Long Summer », composé par Lalo Schifrin, est sublimé par l’alto de Leo Wright et par un solo enjoué du pianiste.

Ce témoignage rendu possible par Frémeaux et Associés met en lumière la profonde entente qui a conduit deux instrumentistes géniaux à créer une musique intemporelle. Il permet également de rendre hommage à deux grands passionnés éclairés, Daniel Filipacchi et Frank Ténot.


Faire tourner un orchestre composé de neuf personnes est une gageure, mais cela n’effraie pas Santi Debriano. Pour mener à bien son projet, il s’est entouré d’instrumentistes accomplis entièrement dédiés à sa formation. Depuis qu’il compose, Santi Debriano est attiré par les musiques du monde, sans oublier son attachement profond au jazz et à son instrument de prédilection, la contrebasse.

Natif de Panama en 1955, ce musicien très inspiré n’est malheureusement pas reconnu à sa juste valeur malgré son expérience de sideman accompli avec Cecil Taylor, Larry Coryell, Pharoah Sanders, Freddie Hubbard, Elvin Jones. La liste des musiciens qui ont eu recours à sa musicalité est si longue qu’elle ressemble à un dictionnaire du jazz moderne. Certaines et certains d’entre vous l’ont peut-être vu jouer en compagnie de Kirk Lightsey ou Sam Rivers dans les clubs parisiens durant les années 1980. Son affection pour la capitale française fait largement écho à Dizzy Gillespie, lui aussi parisien d’adoption, et qui se coiffait bien souvent d’un béret basque. Mais la cité de prédilection de Santi Debriano reste New-York, lui qui a passé son enfance à Brooklyn et qui par la suite a étudié la musique et la composition à la New England Conservatory ainsi qu’à la Wesleyan University.

L’attirance de Santi Debriano pour les musiques planétaires s’était concrétisée dans sa formation multi-ethnique Circlechant où il formait une paire rythmique merveilleuse en compagnie du batteur cubain Horacio « El Negro » Hernández. Avec son orchestre Arkestra Bembe, inspiré par le pouvoir Bembé de la tribu des Yorubas d’Afrique de l’Ouest, il élabore cet album Ashanti en hommage à la population du même nom originaire du Ghana et qui parle encore sa langue originelle, le Twi. De nombreux peuples ont hérité de la culture ashanti, dont la communauté noire en Amérique du Nord et dans les Guyanes hollandaise et française. Le regard porté sur ces traditions séculaires inspire Santi Debriano qui insuffle habilement une couleur de gammes musicales invitant à voyager d’un continent à l’autre.

L’enregistrement, d’une clarté exemplaire, se caractérise par une combinaison entre le groupe de cinq souffleurs, une trompette, trois saxophones, une flûte traversière et la section rythmique composée d’une guitare acoustique, du piano, de la contrebasse du leader et de la batterie. « Angel Heart » ouvre les hostilités avec la beauté cristalline de la guitare d’ Adrián Alvarado qui rappelle Mick Goodrick lorsque celui-ci illuminait le Liberation Music Orchestra de Charlie Haden. Ray Sero au saxophone baryton et Andrea Brachfeld à la flûte offrent une diversité de couleurs sensuelles. La complainte d’ « Imaginary Guinea » est éblouissante ; « Till Then », aux intonations gillespiennes dues à son rythme latin, est magnifié par la pianiste japonaise Mamiko Watanabe dont l’album Flying Without Wings en trio est unanimement salué aux Etats-Unis. « Arkestra Boogaloo » a lui aussi une intonation qui n’aurait pas déplu à Dizzy Gillespie avec ses pulsations sud-américaines. La qualité de l’écriture et la valeur des improvisations présentes dans cet orchestre sont déterminantes comme dans « Basilar » où surgissent des parfums d’Afrique. Les solos y sont tous remarquables, avec une mention pour la créativité d’ Andrea Brachfeld et d’Adrián Alvarado. Ce disque inspiré se referme avec la signature sonore de Santi Debriano, le dénommé « Portrait », instant poétique interprété en solitaire à la contrebasse.

Dizzy Gillespie et Santi Debriano nous captivent avec leurs musiques torrides enregistrées à plus de soixante années d’intervalle. Ils ont tous deux réussi l’intégration des musiques mondiales dans le jazz.