Theo Croker
Star People Nation
Theo Croker (tp, synth, comp), Irwin Hall (as, ts), Michael King (p, elp), Eric Wheeler (b), Eric Harland (dm, perc)
Label / Distribution : Okeh Records
Sa trompette volcanique émerge d’un magma de sons urbains issus d’une planète globalisée, sans jamais oublier la primauté de l’instrument mis à nu. Le producteur/trompettiste (ou inversement, on est ici dans les codes du hip-hop) Theo Croker, jazzman new-yorkais « découvert » par Dee-Dee Bridgewater, a développé une appétence pour les « musiques actuelles » (rock, électro, rap) lors d’un séjour prolongé à Shanghaï. Il assemble dans son nouvel album les vibrations les plus contemporaines avec un profond respect pour les racines musicales afro-américaines. En tant que producteur, il s’exprime aux claviers, à la programmation ou encore aux chœurs et sait faire des choix d’environnement sonore toujours judicieux, donnant toute leur place aux musiciens présents sur l’album.
Le batteur, notamment, se voit gratifié d’instants suspendus, quand il ne livre pas des grooves confondants de naturel par les couleurs déployées (sa batterie se fond à merveille avec la voix de la chanteuse R’n’B Rose Gold sur le sublimement urbain « Getaway Gold »). Le pianiste, lui, fait étinceler les touches de ses claviers (orgue et piano) dans un remarquable souci de l’ensemble. La moindre de ses notes est un monument d’émotion qui titille notre subconscient, notamment au détour du bien nommé « Subconscious Flirtations and Titillations », et souligne délicatement la trompette et le saxophone dans un jeu de questions/réponses touchant au ciel et aux zones érogènes (et inversement). Quant au contrebassiste, l’ampleur de sa palette sonore et rythmique lui permet de se fondre dans toutes les compositions du trompettiste leader dont il amplifie le message émancipateur.
Certains morceaux lorgnent parfois vers le swing, comme sur « The Messenger » qui a tout d’un futur standard avec ses variations rythmiques fondées autour d’un traitement du temps que jalouseraient bien des apprentis boppers, sans ignorer un thème à la mélancolie ravageuse (et quels solos : Eric Lewis, alias ELEW, ce pianiste à qui tous les honneurs du jazz étaient promis et qui partit vers le hip-hop, revient mettre les pendules à l’heure du bop et ouvre le champ à un chorus de saxophone décoiffant de blues… entre autres !). D’autres compositions développent un tropisme caribéen, qu’on croirait issu de quelque sound-system : « Portrait of William » résonne comme un hymne dansant avec son riff de cuivres, « Understand Yourself » est un post-reggae redoutable, avec le jeune chanteur jamaïcain Chronixx et un jeu de cuivres que n’auraient pas renié les fondateurs du rocksteady. Surtout, l’Afrique mythique est bien là, au détour d’un « Alkebulan » délicieusement polyrythmique (deux batteurs, avec Kassa Overhall, icône de la nouvelle génération jazz/hip-hop, aux côtés d’Eric Harland, titulaire des peaux et cymbales sur l’album) et une trompette qui résonne comme une aube sur le continent noir.
Ce jeu de trompette du leader, justement, avec ses notes légèrement coulantes et des phrases relativement brèves, le place certes dans la filiation d’un Donald Byrd, qu’il revendique, mais n’est pas sans rappeler la rage de vivre du regretté Roy Hargrove par son attaque incisive et sa quête nuancée du suraigu, ainsi que par sa capacité à passer le relais à ses compères (remarquable « Just Let it Ride », dont le thème s’imprime dans les oreilles comme une évidence). Ajoutons que l’on ne peut qu’apprécier son usage parcimonieux des effets sur l’instrument, élégant paradoxe de la part d’un jazzman évoluant aux confins des « musiques actuelles ».
Avec cet album, Mr Croker s’inscrit au panthéon des trompettistes appelés à faire trembler la planète jazz, en lui infligeant un sacré coup de jeune !