Entretien

Vijay Iyer

Ce pianiste indo-américain qui a déjà à son actif plus de onze albums était de passage à Bruges lors de sa récente tournée.

Découvert il y a quelques années aux côtés de Steve Coleman, le pianiste indo-américain s’est forgé une solide réputation à la tête de ses différents trios ou lors ses collaborations avec Rudresh Mahanthappa. Il a déjà à son actif plus de onze albums en tant que leader ou co-leader. Il était de passage à Bruges lors de sa récente tournée européenne avec son trio, composé de Stephan Crump et Marcus Gilmore.

  • Vous êtes d’origine indienne et vous avez grandi à New York.

Oui, j’ai grandi et surtout je suis né aux États-Unis. Mes parents y sont arrivés dans les années soixante.

  • Étaient-ils musiciens ?

Oh non. Mon père était venu préparer un doctorat de philo. À l’époque, il y avait une forte immigration d’Indiens. La plupart d’entre eux venaient pour devenir médecins, scientifiques, ingénieurs, etc. Avant cela, il n’y avait aucun Hindou aux Etats-Unis. Ce fut la première vague. Ce qui fait que les gens comme moi faisons partie de la première génération à y être nés. C’est aussi pour cela qu’il n’y avait pas de pianiste de jazz indiens. C’est une nouveauté. Par ailleurs, il est rare aussi que les gens de ma génération et de mon origine fassent partie d’un mouvement artistique. Nous sommes une nouvelle communauté là-bas et nous essayons de poser des fondations solides, stables. Les gens tentent de se construire un avenir solide et se dirigent donc vers des métiers « sérieux. »

« Il est rare aussi que les gens de ma génération
et de mon origine fassent partie d’un mouvement artistique »

  • C’est pour cela que vous avez étudié la physique et les mathématiques ?

Disons qu’on a remarqué que j’étais assez doué pour les maths à l’école. Je me suis donc dirigé dans cette voie mais aussi vers la physique à l’université. Il était important pour mes parents que je fasse de bonnes études, pour les raisons évoquées précédemment.

  • Quels ont été vos premiers contacts avec la musique et le jazz en particulier ?

Le premier instrument que j’ai appris était le violon, à trois ans. J’ai suivi des cours très sérieusement pendant quinze ans. Je jouais dans des quatuors à cordes, le répertoire classique : Mendelssohn, Mozart, Beethoven…

  • Au Conservatoire ? À l’école ?

D’abord des leçons privées. Ensuite, au lycée, je jouais dans l’orchestre. Mais avant, vers 6 ou 7 ans, j’ai appris le piano… à l’oreille. Ma sœur prenait des cours et je l’écoutais beaucoup. Il y avait un piano à la maison, et ce que j’apprenais au violon, j’essayais de le rejouer au piano. C’est comme cela que j’ai appris. Des années à expérimenter, à chercher des choses [rires]. Au lycée, il y avait aussi un ensemble de jazz. Cela m’a intéressé. Je me suis retrouvé à expérimenter avec ses membres. Je n’ai jamais suivi de cours de piano, et la théorie, je l’ai apprise par moi-même, en lisant et surtout en écoutant beaucoup de disques.

  • C’est une façon très « jazz » d’apprendre : le ressenti, l’écoute…

Oui, j’essayais, je cherchais. Pour moi, c’était un passe-temps, car à cette époque, je suivais toujours des cours de violon. Je jouais du piano avec des copains - du jazz. J’étais à Yale à l’époque et j’allais souvent à New York. J’y ai entendu plein de choses, beaucoup de « street music ». À New York, on entend de tout, ça ouvre l’esprit. Ensuite je suis parti pour Berkeley, en Californie, pour passer mon diplôme de physique. Aussitôt arrivé, j’ai énormément joué. C’est sans doute là que j’ai pris mon envol, en quelque sorte. Le niveau était très « local », mais c’était important pour moi. Et aujourd’hui encore, je ne renie pas cette période.

  • Ayant étudié les maths et la physique, vous utilisez ce background pour écrire et jouer ?

On me pose souvent cette question.

  • Désolé [rires]

Non, c’est amusant et intéressant. Les mathématiques que j’ai étudiées et la musique que je joue sont assez opposées. Les principes que j’utilise pour écrire sont ultra-simples. Tout le monde les apprend à l’école dès 8 ans. Il s’agit simplement de compter, d’additionner, de diviser. Je crois que la physique est plus importante pour moi. La résonance, c’est le cœur de la musique. Travailler les sons ensemble. Chercher comment les intensités différentes, une fois mises ensemble, construisent des vibrations. Chercher les fréquences et le moyen de les jouer ensemble. La façon d’orchestrer un ensemble est très physique, finalement ! Le piano, qui couvre la majeure partie de ce que l’oreille peut entendre, est très physique. Cela permet de penser la résonance des choses entre elles de façon agréable. Si l’on prend Monk, par exemple, je suis convaincu qu’il pensait le son de manière très physique. Il savait comment cela allait sonner. C’est pourquoi il atteignait des intensités élevées en jouant peu. Il donne beaucoup en jouant peu car la résonance complète le tableau. J’ai beaucoup étudié Monk, c’est un de mes héros. C’est sans doute celui qui est au-dessus de tous. Sa compréhension de l’harmonie est physique, elle vient du corps.

J’ai beaucoup étudié Monk, c’est un de mes héros. »

  • Quand vous composez, vous pensez tout de suite « arrangements pour trio » ou « arrangements pour quartet » ?

Composer pour improviser c’est penser aux situations pour ne pas se fermer de portes. J’essaie de susciter des réponses. La part composée est très présente, c’est le fil rouge, mais l’important pour moi, quand on joue, c’est ce qui se passe ensuite. Non… pas « ensuite », mais « au travers » de cette composition. Car il n’y a pas d’avant ni d’après : cela arrive dans l’instant même. La part composée est toujours présente, mais elle bouge avec nous. On tourne autour dans le but de l’explorer, de découvrir d’autres choses. Ce procédé est très important pour moi, surtout avec ce trio (Marcus Gilmore et Stephan Crump) qui sait comprendre et rebondir très rapidement.

Vijay Iyer © Patrick Audoux/Vues ur Scènes

- D’où l’importance de bien choisir et de bien connaître ses musiciens. Comment avez-vous rencontré Marcus et Stephan ?

Quand je suis arrivé à New York, il y a dix ans, je voulais former un trio et je cherchais un bassiste. Stephan m’a été conseillé par plusieurs musiciens. Après quelques gigs, on a monté le projet. C’était en 99, plus ou moins. Notre relation est basée sur la confiance, la compréhension, le soutien. Ce que j’aime chez lui, c’est qu’il pense la musique en bassiste. Là où d’autres arrivent en plein milieu du jeu, lui pense en termes de fondations. Ce qui permet de construire ensemble. Quant à Marcus, je l’ai rencontré quand il avait à peine quinze ans grâce à Steve Coleman avec qui je travaillais beaucoup. Un jour, Steve m’appelle pour une session. « Ce sera un peu étrange », m’avait-il dit. Le connaissant, j’ai dit OK tout de suite [rires]. Il y avait ce jour-là un piano numérique, Steve et Marcus. Et nous avons improvisé. J’ai adoré le jeu fluide de Marcus. Tout coulait de source. Tout se mettait en place tout seul, les rythmes semblaient émerger de nulle part. Il a ça dans le sang. C’est sans doute son entourage qui lui a transmis tout cela. Marcus est le neveu de Graham Haynes et le petit-fils de Roy Haynes, qui a partagé beaucoup de choses avec lui. Il était très jeune lors de nos premiers gigs. Sa mère l’accompagnait ! Je me rappelle que je ne savais pas à qui donner l’argent. À lui ? À sa mère ? [Rires] Depuis, nous avons développé un langage commun.

  • Vous parliez de Steve Coleman ; avez-vous beaucoup appris à son contact ? On sait qu’il a une manière assez particulière de composer, en avez-vous retiré quelque chose ?

Steve Coleman m’a beaucoup inspiré. J’ai beaucoup appris du point de vue rythmique avec lui. Le rythme est au centre de sa musique. Au début, au milieu et à la fin. C’est ce que l’on remarque en premier lieu chez lui : la base rythmique. C’est aussi ce que je retiens chez lui : le sentiment physique du rythme, le timing, la polyrythmie. C’est ce qu’il appelle la « rythmique progressive ». Ce fut très enrichissant pour moi, également au plan humain. J’ai passé pas mal de temps avec lui, en tournée aux États-Unis ou en Europe à faire de longs et interminables voyages en bus ! On lisait des bouquins sur l’Égypte ancienne, l’astronomie… Il prenait son travail très au sérieux. Il se levait tôt et travaillait seize heures par jour non-stop. Cette énergie même est source d’inspiration. Souvent, je le regardais et je pensais : « Pourquoi je ne suis pas être aussi impliqué, aussi passionné, aussi honnête que lui ? ». Je ne serais pas ce je suis si je ne l’avais pas rencontré.

  • Vous avez aussi travaillé avec Roscoe Mitchell.

Oui. J’ai ressenti un peu la même énergie avec lui. L’intensité, la passion, le travail, cette envie de toujours chercher, d’aller plus loin. Lui aussi se levait tôt, vers 5h et était en studio dès 6 heures. Il travaillait sur de nouveaux instruments, des percussions, il cherchait des sons, jouait du hautbois, de la flûte… Un grand moment de ma vie. Roscoe est un grand improvisateur, quelqu’un qui prend des risques tout le temps.

  • C’est ce que vous cherchez avec votre autre groupe, Fieldwork ? Vous travaillez encore plus l’improvisation ?

Je ne dirais pas que Fieldwork est plus basé sur l’improvisation. Je crois qu’il s’agit plus d’une collaboration orientée vers une musique expérimentale. Les compositions sont peut-être un peu plus ouvertes, plus étendues, on se laisse plus de possibilités… peut-être. Différentes, en tout cas. Steve Lehman et Tyshawn Sorey composent également pour le groupe. Mais la plupart du temps nous arrivons avec des intentions, que nous travaillons ensuite ensemble. C’est plus collectif, dans un sens.

  • Votre travail avec Mike Ladd est, lui aussi, très différent ?

Assez, oui. Quand on travaille avec quelqu’un, on s’imprègne de lui. Et on apprend des choses sur soi. On évolue. Lui, c’est au travers de ses prises de positions, de ses paroles. On travaille beaucoup le rythme des mots. Il faut garder le sens, c’est important et très intéressant.

  • Votre collaboration avec Rudresh Mahanthappa vous apporte aussi des choses nouvelles ? Depuis quand travaillez-vous avec lui ?

Ça a commencé quand j’étais encore avec Steve Coleman, en Californie. Steve m’a présenté Rudresh Mahanthappa lors d’un atelier à Stanford auquel il m’avait demandé de participer. On a joué ensemble, et ça a fonctionné rapidement. En plus il est, comme moi, un des premiers jazzmen indo–américains né aux États-Unis. On était dans le même esprit, on essayait d’assimiler notre héritage. J’étais très imprégné du travail d’Andrew Hill et aussi des rythmes carnatiques du sud de l’Inde. Lui était plongé dans Coltrane et Bird. Il s’intéressait beaucoup à la voix… et travaillait beaucoup sur les systèmes rythmiques du Nord de l’Inde…

  • Oui, il a une approche un peu différente de la vôtre, mais vous êtes très complémentaires.

Oui, on apprend beaucoup l’un de l’autre. On passe beaucoup de temps à explorer ensemble depuis dix ans. On essaie d’être soi-même, on se cherche. On est indo-américains et jazzmen, c’est une situation assez rare. on est influencés par tellement de courants différents qu’on cherche encore notre chemin.

  • Quels sont vos projets ?

Je vais beaucoup travailler avec le trio dans les mois à venir. Mais aussi avec un autre trio indien, Tirtha

  • Avec Parasanna.

Oui, et Nitin Mitta. Et puis je vais enregistrer en quintet car j’ai une commande du Chicago jazz Festival cet été pour mon trio de base plus Ambrose Akinmusire, un jeune et très talentueux trompettiste qui vient de remporter le concours du Monk Institute, et à nouveau Prasanna. J’ai l’impression d’en être encore à l’âge de pierre… Tout est encore à faire. J’espère que cela donnera quelque chose d’intéressant. Je retravaillerai aussi avec Mike Ladd sur un projet assez conséquent…

  • Des projets en piano solo ?

J’aimerais bien, mais pour l’instant ce n’est pas une priorité. C’est sur ma liste de « choses à faire dans ma vie » [Rires].

  • Prochaines visites en Europe ?

En avril je pense, avec Rudresh, en duo. En Espagne, en Allemagne… peut-être ailleurs. Après, nous verrons bien…