Chronique

Smith / Iyer / DeJohnette

A Love Sonnet For Billie Holiday

Wadada Leo Smith (tp), Vijay Iyer (p, cla), Jack DeJohnette (dms)

Label / Distribution : Tum Records

Les festivités autour des 80 ans de Wadada Leo Smith (WLS) se terminent avec l’année nouvelle, tout comme les dernières semaines de l’an finissant, dans les agapes. Si 2021 fut, incontestablement, l’année forte du trompettiste étasunien, on le doit en partie au label TUM Records. Après un solo acclamé et un trio légendaire, les Finlandais proposent avec A Love Sonnet For Billie Holiday une nouvelle exploration du trio par Smith ; on se souvient, au début de sa carrière, du trio composé avec Braxton et Jenkins. Ici, les personnalités se sont renouvelées, s’accordant plus avec la pensée musicale profonde de WLS : on sait notamment que le trompettiste, de Milford Graves à Günter Sommer, entretient un lien charnel, organique, avec la batterie. Ici, c’est Jack DeJohnette, l’un des plus fameux techniciens de l’agrès, qui s’invite. Pour l’accompagner, le pianiste Vijay Iyer ferme le triangle. Un liant parfait pour accompagner la discussion de ses aînés, qui se connaissent depuis les années 60 ; des musiciens qu’il connaît aussi par cœur pour jouer avec eux depuis des années.

Comme Sacred Ceremony, on a d’abord l’impression que A Love Sonnet For Billie Holiday est peuplé de fantômes. Iyer en est l’architecte parfait avec son usage de l’électronique, son recours très fin au Rhodes et au B3 sur le cathartique « Deep Time #1 », entre voix étouffées (celle de Malcolm X), et percées de lumières dans la brume. Mais très vite, on se rend compte que cette présence d’esprit n’est pas encombrante : c’est une manifestation du temps, une marée de souvenirs qui affluent et refluent et sur laquelle DeJohnette comme WLS naviguent avec assurance et bonheur. Le timbre de la trompette est profond, se jouant de l’écho, préférant la parcimonie pour mieux sonder les cœurs. Le jeu du batteur se concentre sur les cymbales, abondant de couleurs le discours de Wadada. Plus loin, dans « Songs For a World Forgiveness », ce sont ces mêmes cymbales qui percent les nuages pour y retrouver une trompette qui se laisse porter au gré du jeu aérien de Iyer. Le trio avance sans se poser la question du leadership, ni d’ailleurs de l’égalité. C’est un tableau à petites touches, sensible pointillisme où chacun ponctue les prises d’initiatives des autres, dans un mouvement toujours fluide.

Il y a quelque chose de l’ordre de la danse dans A Love Sonnet For Billie Holiday. De la liaison des corps, du mouvement en liberté. Dans ce disque enregistré en 2016 et que TUM nous propose pour l’anniversaire de Wadada Leo Smith, il y a plusieurs sommets, mais nous gravissons dès le départ un formidable Everest. « Billie Holiday : A Love Sonnet », composition de WLS qui témoigne de son attachement aux figures de la musique africaine-américaine, est plus qu’une simple poésie. Il y a une essence, des racines qui disent tout de l’engagement des musiciens. Lorsque la trompette déchire la toile tendue par les tambours de DeJohnette, déjà émouvante à elle seule, on croirait voir surgir des limbes Lady Day en personne. Chaque frappe légère sur les toms est une caresse, jusqu’à la scansion précise et dégingandée de l’embouchure. Iyer, taiseux jusque-là, fouille d’abord les profondeurs du clavier avant de ramener ce qu’il faut de lumière. La musique s’incarne et c’est fascinant. Cela se confirme : pour ses 80 ans, c’est Smith qui se charge des cadeaux.