Scènes

Chivas Jazz Festival

A Rio et à Sao Paulo au mois de mai.


Du 22 au 25 mai 2002, a eu lieu la 3ème édition du Chivas Jazz Festival à São Paulo et Rio de Janeiro, au Brésil. Ce festival est réputé pour favoriser les musiciens de jazz stricto sensu, excluant de sa programmation les artistes pop. Traduction : Alain Le Roux-Marini.

L’édition de cette année a permis d’apprécier le pianiste français Jean-Michel Pilc, le saxophoniste nord-américain Chico Freeman, le pianiste sud-africain Abdullah Ibrahim, le bassiste israélien Avishai Cohen, la pianiste belge Nathalie Loriers, le trompettiste italien Paolo Fresu, le saxophoniste nord-américain Dewey Redman, le pianiste nord-américain Fred Hersch, la chanteuse brésilienne Luciana Souza et le saxophoniste nord-américain Dave Liebman.

Ceux qui venaient de l’étranger simplement pour suivre le festival à Rio de Janeiro ont pu trouver le climat un peu étrange, avec de la pluie et une température de 20o C, ce qui est considérablement froid pour cette ville. La Marina da Glória, où avait lieu l’événement, est proche du Musée d’art moderne où a lieu l’autre festival annuel de jazz au Brésil, le Free Jazz Festival, depuis ces dernières années. L’endroit est vraiment charmant, proche de la mer, cela constitue une évolution en comparaison avec le Garden Hall aseptisé, où avait eu lieu la deuxième édition du festival à Rio l’an dernier. Les organisateurs n’ont pas eu trop de difficultés à régler de petits problèmes avec des bruits occasionnels, des sons inattendus s’étant mêlés à la musique en deux circonstances - un tracteur avait décidé de prendre un solo et un ensemble de percussions dédié à une excavation fit une apparition. Sans mentionner la tendresse toute particulière que les cariocas vouent à leurs téléphones portables et qui les empêche apparemment de les éteindre pendant les concerts.

Je n’ai malheureusement pas pu assister à la première nuit (Pilc/Freeman), mais néanmoins le célèbre critique de jazz José Domingos Raffaelli m’a rapporté que Jean-Michel Pilc, accompagné par Thomas Bramerie (b) et Ari Hoenig (d) a réalisé un des meilleurs concerts qui aient eu lieu à Rio ces dernières années, interprétant avec une inventivité extrême des classiques tels que “So What”, le blues “Freddie Freeloader” et les standards “Autumn Leaves” et “In A Sentimental Mood”, culminant par un hommage à Tom Jobim avec “Wave” et “Corcovado” ( « Quiet Nights ») dans lequel l’imagination aurait surpassé les intentions diplomatiques.

Mais le deuxième soir j’étais à mon poste quand Abdullah Ibrahim initia le banquet musical avec son piano raffiné, accompagné de Beldon Bullock (b) et George Gray (d). Dans un concert tout en subtilité, Ibrahim explora toute la gamme de ses ressources, délaissant les effets pour privilégier les idées et l’expression. Son harmonie, simple uniquement aux oreilles d’un auditeur non averti, contient des complexités cachées, dont un des aspects les plus intrigants est une certaine ambiguïté entre modal et tonal. En fait, l’ambiguïté semble être une caractéristique importante de ce musicien, dans les mains duquel une ballade est insensiblement, graduellement transformée en un spiritual, avec de belles harmonisations comprenant des accords fermés, masquant aussi une indéfinition entre majeur et mineur dans la tonalité. Une fois le public confortablement installé dans une sonorité de triades, il commence à être perturbé par une sensation légèrement dérangeante générée par certains chocs harmoniques rudes dissimulés par une interprétation apaisante. Et quand, l’espace d’une composition, Ibrahim marcha main dans la main avec le piano stride et le ragtime, ce fut un autre moment mémorable de cette promenade musicale. Tout au long de cette suite composée de 15 thèmes originaux, le pianiste ne fit pas dans la facilité devant un public prompt à démontrer son enthousiasme. Gray et Bullock, mélodiques et expressifs, jouèrent en parfaite adéquation avec les intentions du pianiste, apportant une myriade d’inflexions colorées qui fournirent un contrepoint délicieux aux idées du compositeur.

Avishai Cohen et son International Vamp Band - Diego Urcola (tp/flg), Avi Lebovish (tb/fl), Yosvany Terry (as/ts/chekeré), Yagil Baras (b) et Eric McPerson (d) - offrirent une performance totalement différente, au cours de laquelle l’extraversion et le mouvement atteignirent parfois des sommets. Débutant par “Yagla”, dans lequel le bel arrangement pour trombone, trompette et sax ténor rendait hommage aux Jazz Messengers, Cohen quitta le piano, instrument qu’il utilise plutôt comme soutien, et prenant la basse électrique, il exécuta un solo rock qui, il fallait s’en douter, amena le public carioca – traditionnellement enclin à l’extériorisation – au délire. Mais cette stratégie pourrait échouer au Brésil dans des lieux où les mentalités sont différentes, comme São Paulo, par exemple. Dans “Bass Suite #”, Cohen, seul à la contrebasse, fit preuve, au-delà d’une évidente maîtrise technique, d’une approche musicale globale, explorant les possibilités de son instrument dans les domaines de la mélodie, de l’harmonie, du rythme et du timbre. Dans un jeu qui incluait des attaques percussives sur le corps de l’instrument, il démontra sa conception de la présence de ce que l’on nomme « world music » dans le jazz. Les autres moments forts de ce concert dans lequel les solos n’apportaient rien de vraiment neuf, malgré leur beauté expressive, furent la belle harmonie de la ballade « Float » et les rythmes complexes du thème latin « I.V.B. », tous bâtis sur des accentuations inattendues qui rendaient difficile la perception du simple découpage rythmique en 3/4.

La soirée du 24 débuta par une intro au piano solo de Nathalie Loriers avec son thème « Recurring Dreams ». Parfaitement décrite par ce titre [Ndt : en français, « rêves récurrents »], la composition consiste en un collage sonore évocateur d’un onirisme abandonné (représenté par des modulations successives dans des tonalités distantes), entrecoupé de « retours à la réalité » où, rejointe par Sal La Rocca (b) et Franck Agulhon (d), Loriers partageait avec eux des phrases à la forte attaque rythmique, convenues d’avance, qui, peu après, laissaient place à une nouvelle retraite dans son univers personnel. « The Last Thought of the Day », avec son évocation manifeste de Bill Evans, débuta également par une intro au piano solo dans un tempo ad libitum, jusqu’à ce que la rythmique attaque un 6/8 d’intensité faible, crescendo pendant le solo, mais en gardant toujours un niveau de délicatesse qui trahissait la formation classique de l’interprète. Avec « Dinner With Ornette and Thelonious », Loriers montra à l’évidence qu’outre son éducation classique, elle savait s’approprier les moyens d’expression populaire, swingant de façon convaincante avec sa rythmique tout au long de l’œuvre qui possédait des aspects monkiens dans son harmonie et des réminiscences colemaniennes dans sa mélodie. Tout au long de cette composition, La Rocca eut un jeu très homogène et nous gratifia d’un solo d’une rare inspiration. Immédiatement après, une composition délicate, « Silent Spring » – empruntant à « Blue in Green » de Evans/Davis -, bâtie sur un puzzle rythmique, fit entendre un autre solo de La Rocca sur des motifs orientaux qui contrastait avec l’introspection de la pianiste. Avec « Continuum », sans solution de continuité, le trio interpréta un thème très swingant, basé cette fois sur un ostinato qui servait de trame à un solo chromatique en accords.

Ensuite vinrent Paolo Fresu et son Italian Quintet : Tino Tracanna (ts/ss), Roberto Cipelli (p), Attilio Zanchi (b) et Ettore Fioravanti (d). Ils commencèrent plein pot avec « On Second Line » (Zanchi), un thème plein de swing qui se révéla un excellent véhicule pour un solo hautement énergique du leader, défiant les possibilités physiologiques de la respiration humaine. « Que reste-t-il de nos amours » (Chauilac/Trenet) fut l’occasion pour Cipelli de briller au cours d’un solo fascinant, plein de surprises et de résolutions retardées, tandis que Fresu et Tracanna échangaient des 4/4 imaginatifs parsemés d’interjections du groupe à l’unisson. Après l’exposition lyrique des magnifiques « What Are You Doing For The Rest Of Your Life » (Legrand) et « Ammazzare Il Tempo » (Rava), Fresu nous fournit des preuves moins intéressantes de son attachement à Miles, représenté ici par l’usage d’un harmoniseur pour obtenir un groove funk. Après la composition de Jobim, « Luíza », interprétée en un duo délicat avec Cipelli, prit place un tango dans lequel le pianiste fit son meilleur solo de la soirée. Ce concert, qui révéla aux brésiliens en la personne de Fresu un trompettiste hautement inventif, se termina par un autre groove à la Miles.

Mais la soirée était loin d’être terminée, avec Dewey Redman accompagné par Rita Marcotulli (p), John Menegon (b) et Matt Wilson (d). La présentation éclectique de Redman, qui peut se comprendre comme une tentative de raconter au moyen de la musique une histoire synchrone du jazz, commença par “Second Balcony Jump”, un classique de Jerry Valentine interprété à la manière de Dexter Gordon. « Wall Bridges », avec son énergique solo de sax non accompagné suivi par le piano, renforça la dichotomie entre tonalité et atonalité, tandis que la ballade « Joie de Vivre » fut l’occasion d’entendre des solos très lyriques, le piano oscillant entre le sentimental et le polytonal. « Unknown Tongue » fut le moment rituel où Redman se servit du timbre exotique de la musette (instrument arabe équipé d’un bec semblable à celui d’un hautbois) pour introduire les racines africaines de la musique au travers d’une danse tribale sur fond d’ostinato. Il fit participer le public qui forma bientôt avec enthousiasme et sous sa conduite un véritable orchestre polyphonique. Avec « Turn Over Baby », Redman élabora au ténor une tension croissante qui amena le public à l’euphorie quand il déboucha sur un blues excitant. On eut un dernier aspect de sa vision du jazz lors du rappel quand le swing fit son entrée sous les auspices de « Take The ’A’ Train ». L’ovation qui s’ensuivit rendait hommage certainement, non seulement à à la haute qualité technique et expressive du jeu de Redman, mais encore à ses excellents musiciens, parmi lesquels Wilson mérite d’être mentionné pour avoir exploré avec succès les timbres et les ressources inhabituelles de son instrument.

La dernière soirée du festival débuta avec Fred Hersch en solo. Celui-ci interpréta « Whisper Not » (Benny Golson) dans un style musique de chambre, avec un traitement polyphonique qui devait beaucoup à Bach et convenait parfaitement à la délicate mélodie. « So In Love » (Porter) et « The Nearness of You » (Hoagie Carmichael) mirent en évidence sa grande inventivité et sa fermeté, en équilibre avec la sensibilité de sa poésie. Dans « Mood Indigo » (Ellington), Hersch explorait d’autres ressources de sa large palette, jouant cette fois-ci en block-chords. Avec « In Walked Bud » (Monk), il choisit de jouer le pont staccato, utilisant des gammes avec virtuosité, soutenues par une ligne de walking bass à la main gauche. L’aspect introspectif de sa création fut parfaitement représenté par le thème original « Endless Stars », avec ses arpèges dans le suraigu. Le concert se termina avec « O Grande Amor » (Jobim), dans un superbe arrangement polyphonique.

Hersch resta sur scène pour accompagner ensuite Luciana Souza, chanteuse brésilienne avec laquelle il travaille depuis quelques temps. L’accompagnaient également Márcio Bahia (batteur d’Hermeto Pascoal pendant plus de 20 ans) et le jeune Alberto Continentino (b), tous deux brésiliens — un choix stratégique. Luciana se produisait en effet « officiellement » au Brésil pour la première fois, après avoir mené une carrière aux Etats Unis depuis plusieurs années. Ce concert fut l’occasion d’une reconnaissance à la fois par la presse et par des artistes consacrés qui ne tarissaient pas d’éloges à son égard, comme Leny Andrade et Wanda Sá. Fierté nationale mise à part, Luciana, chanteuse douée, pourvue d’une intonation parfaite et d’un beau timbre de voix, n’apporta presque rien de jazzistique dans sa musique. Ce concert fut un agréable divertissement bâti autour d’une certaine conception idéologique bien connue d’un Brésil à l’interface du « First World ».

Cette conception est structurée autour :

1. d’une image déjà familière à l’étranger d’un Brésil où les éléments « folkloriques » sont entremêlés à des éléments « modernistes », représenté par le thème « Daze » (où le style de Flora Purim fut consciemment évoqué dans l’interprétation), « Pra Que Discutir com Madame » (Janet de Almeida/Haroldo Barbosa), le classique internationalement connu de João Gilberto, interprété ici comme une samba « typique » avec pandeiro, la basse tenant la place du surdo, au cours duquel Luciana émit un scat virtuose, mais préparé, à l’unisson avec la basse, « Corcovado » (Jobim), dans une interprétation sophistiquée en duo avec Hersch, « Azul Contente », un classique de 1962 écrit par ses parents Walter Santos et Teresa Souza interprété de manière « traditionnelle » avec pandeiro et percussion, puis une fois que le piano et la basse se furent joints, comme une samba pleine de swing, enfin, de façon démagogique, forçant sur l’exotisme, « Vem Morena » (Luís Gonzaga/Humberto Teixeira), durant le rappel avec Luciana accompagnée uniquement par la zabumba (instrument de percussion originaire du Nord-Est, associé à une image de « pureté » brésilienne).

2. d’une idée contemporaine, « post-moderne » du Brésil en tant que pays indéfinissable et confus du Tiers-Monde, sans identité propre, même s’il est dynamique, représenté par un collage d’éléments associés à la « world music », à la fois à une idée de sophistication et de spontanéité /sensualité /exotisme : usage de l’élégance de la poésie du chilien Pablo Neruda dans des mises en musique de Lucia ( « Yo Volveré »/ « I’ll Come Back » et « Soneto XLIX », de « La Centaine d’Amour »), et des interprétations solo où Sousa était seule s’accompagnant à la gourde ou à la kalimba — ajoutant ainsi un zeste africain à sa cuisine mondiale.

Malgré tout, certains morceaux lui permirent d’aller au-delà de ces stéréotypes et indiquent peut-être une voie possible pour développer une personnalité capable d’être reconnue sans recourir à l’exotisme : la belle ballade « When Your Lover Has Gone » (Swan), « Docemente » (autre composition de ses parents), ici sous la forme d’une ballade transformée en une belle modinha, le genre sensuel et délicat développé au Brésil au 18° siècle et toujours vivant, le thème à la mélodie complexe de son parrain musical Hermeto Pascoal, « Ginga Doida », traduction de la samba-canção « Suas Mãos » (Antônio Maria/Pernambuco) sous forme d’ue agréable ballade et « Doce de Coco » (un choro de Jacob do Bandolim/Hermínio Bello de Carvalho).

Le festival se termina en beauté avec l’énergique Dave Liebman (sax/fl), accompagné des membres de son quartette : Vic Juris (g), Tony Marino (b) et Marko Marcinko (d). Sa préférence pour le style free était évidente, soutenue par les harmonisations inhabituelles de Juris, dans lesquelles les triades n’étaient jamais complètes, seulement les extensions supérieures. Liebman eut ainsi d’excellents véhicules pour communiquer sa vision personnelle du jazz moderne, avec un hommage au quartette des années 60 de Coltrane, avec « My Favorite Things » et une version rajeunie du standard « On A Clear Day », où une simple harmonie construite au-dessus d’une atmosphère suspensive en 7/4 servait de support à des solos hors tempo complètement libres. Alors que Liebman faisait des solos bouillonnants et extatiques le cœur de sa musique, celle de Juris oscillait entre l’évasion la plus complète des structures mélodiques et harmoniques et l’utilisation d’un phrasé bluesy plutôt primaire. Rejoint par le pianiste brésilien Antônio Adolfo pour « Luíza » (Jobim), le quartette se déplaça dans une dimension tonale fortement épreinte de romantisme, Adolfo apportant à l’ensemble les harmoniques d’Ernesto Nazareth, compositeur brésilien de la Belle Epoque, laissant de la place pour un excellent solo de Marino. Après avoir joué « O Morro Não Tem Vez » (Jobim/Vinicius de Moraes), cette fois sur une flûte chinoise, Liebman interpréta un autre thème de Jobim pour le rappel, « Por Toda Minha Vida », à l’harmonie plus traditionnelle, mais tout aussi lyrique, où Liebman fut particulièrement brillant au soprano.

A leur tour, les organisateurs du Chivas Jazz Festival, confirmant leur attachement à offrir un jazz de qualité, méritent les félicitations du public.