Chronique

Alain Gerber

Frank Sinatra, le sultan des pâmoisons

Après le très bel ouvrage consacré à Gigi Gryce sous la houlette de Christian Tarting aux commandes des Editions Rouge profond, Alain Gerber revient chez Fayard où il nous a habitué à de substantielles biographies romancées (Billie, Chet, Charlie). Cette fois son sujet d’étude est Frank Sinatra. Le titre de ce nouvel opus est Frankie, le sultan des pâmoisons, énigmatique référence qui devient claire, voire lumineuse, quand on sait que les jeunes filles (les fameuses bobby soccers) réagissaient à sa voix de manière peu banale… Il eut très vite l’idée géniale de les payer pour qu’elles s’évanouissent lors de ses concerts. Sa réputation était assurée : tout en confortant le côté marketing, Sinatra s’est haussé par un travail acharné à la hauteur de la légende.

Ses débuts sont pourtant difficiles : jeune marié (avec Nancy), il tire le diable par la queue, remue ciel et terre pour trouver des engagements, contacte Glenn Miller en quête d’un vocaliste, et finit par se faire remarquer par le trompettiste Harry James qui l’engage pour un an à 75 dollars par semaine. La légende est née et Frankie ne s’arrêtera plus : il a trouvé sa place au firmament des stars. Celui qui travaille devant sa glace, soigne son look jusqu’au ridicule et tente de retrouver avec sa voix le souffle du trombone de Tommy Dorsey, son second employeur, s’est toujours considéré comme le plus grand vocaliste de tous les temps, même s’il vouait une admiration jalouse à l’idole de sa jeunesse, Bing Crosby, qui se comparait volontiers à un chanteur de salle de bains. D’une exigence extrême tout au long de sa carrière, Sinatra devra se surpasser constamment pour se sentir à la hauteur de lui-même : « La reconnaissance qu’il exige d’autrui ne s’étend pas à son propre jugement. » Il entre ainsi dans l’un des plus prestigieux catalogues, celui de la firme Capitol, mais cela ne lui suffit pas : il s’entoure des meilleurs arrangeurs : Billy May, Nelson Riddle, crée son propre label (Reprise), exige les meilleurs musiciens.

Insatiable et épuisant, hystérique et violent, il ne connaîtra qu’une seule éclipse dans sa carrière, alors qu’il est marié à la femme de sa vie (et Dieu sait qu’il eut des conquêtes féminines) Ava Gardner, et seul le cinéma le sortira de cette crise. Il remporte un Oscar pour sa formidable interprétation du Deuxième classe Maggio dans From Here to Eternity (« Tant qu’il y aura des hommes ») de Fred Zinnemann en 1953. Entre 59 et 63, Frankie est le roi d’Hollywood ; maître du monde, ami des Kennedy, à la tête de son « rat pack » il a son propre show télévisé où il invite Ella Fitzgerald, Nat King Cole…

On l’aura compris, une fois encore Gerber nous livre ici un roman polyphonique dont le principal personnage est « The Voice », la star par excellence. S’inspirant, pour l’histoire factuelle, du livre de Richard Havers, [1], il réécrit l’histoire d’une ambition démesurée, animée par le désir de revanche, de ce jeune Italo-Américain chétif couvé par sa mère (Dolly), Francis Albert Sinatra, né le 12 décembre 1915 à Hoboken, New Jersey.

Les « jazz male singers » ont, par un effet du machisme dominant, rarement obtenu le même succès que les chanteuses. Mais Sinatra est à part, il a fait de la chanson en Amérique une forme d’art. Formidablement musicien alors qu’il ne lisait pas la musique, il put tout de même, après une formation accélérée, diriger des orchestres de façon jugée satisfaisante par les professionnels.

Bien sûr, ce roman de LA VOIX par excellence comporte plusieurs pistes, et ses multiples voix dessinent le portrait précis d’une personnalité complexe et parfois peu attachante. S’il évoque moins la musique que le personnage, on s’attachera selon les chapitres à réentendre les voix de Dolly, Ava, (LA femme), de Buddy Rich, batteur concurrent, ou de Sam (Giancana, parrain influent proche de Sinatra). Comme pour Billie Holiday (dont Alain Gerber a un jour avoué qu’il valait mieux l’écouter que vivre à ses côtés). Au fond, ce personnage exécrable, adulé autant que haï - avec raison pour sa violence et ses excès en tous genre, ses fréquentations plus que douteuses, son arrogance inouïe - ne mérite de demeurer dans nos mémoires que par sa voix. Un phrasé exceptionnel, une intelligence du sens, voilà ce qu’il laisse ; le reste n’est que littérature, la part délectable que nous livre Alain Gerber.

par Sophie Chambon // Publié le 5 janvier 2009

[1Sinatra, 2005, Pearson Pratique.