Sur la platine

Frank Sinatra

33 + 45 = 78, chronique actuelle de disques 33 ou 45 tours, écoutés sur la platine. Voire des 78 tours !


September Of My Years

Au-delà des polémiques sur ses liens, supposés, réels, exagérés, avec la Mafia, Frank Sinatra mérite une écoute attentive, et se révèle un jazzman de haute volée.

On ne naît pas jazzman, on le devient. Pour Frank Sinatra, en dépit de liens très étroits et très précoces avec le milieu des « big-bands » de jazz, la chose est d’autant plus vraie. Il faut donc attendre - à mon sens - la période dite « Reprise » (1961 - 1981) pour découvrir la maturité d’une voix, d’un style, d’un chanteur, et pour tout dire d’un soliste. Ce n’est pas un hasard si nombre de musiciens, quelle que soit la couleur de leur peau ou leur provenance culturelle, l’ont désigné comme l’un de leurs favoris, de Lester Young à Miles Davis. Sinatra, à écouter au détour des années 65 (il a cinquante ans), est éblouissant dans plus d’un titre, c’est le cas de le dire.

Ce disque, celui que nous avons sélectionné pour la simple raison que nous pouvons l’écouter sur notre chaîne, est d’ailleurs à la fois emblématique (le « Septembre de mes années », c’est l’automne de sa vie), et un peu décalé puisqu’il ne comporte que des arrangements pour cordes, sous la houlette de l’excellent Gordon Jenkins. Mais les années « Reprise » (le label que Sinatra a fondé et financé) verront des enregistrements de Count Basie ou Duke Ellington (les fameuses « années Reprise » de ce dernier), mais aussi des séances exceptionnelles de Frank lui-même, accompagné de ces orchestres. Les séances à ne pas manquer sont « Sinatra In The Sands » (avec Basie), « The Sinatra Concert », et même les prises avec Ellington où il se montre magnifique.

Mais quoi au juste me direz-vous ? J’aurais presque envie de taper en touche et de vous renvoyer à celle qui en parle si bien, dans son livre [1], et qui vient de nous quitter : Monique Aldebert. Membre des Double Six, mais aussi chanteuse à temps complet. Conteuse de premier ordre, elle a laissé un ouvrage de souvenirs qui n’est pas un absolu chef-d’œuvre littéraire, mais une belle leçon de vivacité, et de vérité. C’est piquant, drôle, dit/écrit du point de vue d’une musicienne qui ne cache rien de ses émois et de son très juste point de vue sur le « métier ».

Venons-en au fait. Frank Sinatra, à 50 ans, possède un organe vocal à son sommet. Baryton capable de se risquer dans les graves, mais surtout parfois dans des aigus tenus à merveille, il « sonne » comme un saxophone (entre ténor et baryton) et se reconnaît dès la première mesure. Quand il est accompagné par des orchestres de jazz, son phrasé est un modèle du genre : mise en place parfaite, avec un sens du décalage rythmique (retard sur le temps) ahurissant, une façon de monter les notes en les attaquant un peu en dessous qui renvoie à des pratiques instrumentales répandues dans cette musique. Il improvise peu, mais se laisse aller (en public) à des interventions manifestement inventées sur le moment, et sait jouer avec le phrasé de masse des orchestres en maître du style. Tout ça ne s’acquiert pas en un an ou deux, mais demande (aura demandé) une longue pratique, d’autant que ce n’est pas le seul registre du chanteur, qui a été (et reste à ce moment là) un excellent artiste de chansons populaires « non swinguantes » si je peux me permettre cette expression. Le mot est lâché : Sinatra est un immense swingman. Ça n’a l’air de rien, mais c’est peu courant sous nos climats. Et d’autant plus précieux…

par Philippe Méziat // Publié le 4 février 2018
P.-S. :

En écoute intégrale, « Sinatra at the Sands »

[1De la musique avant toute chose… et d’Autres choses, Mémoire d’Oc, 2005