Portrait

Andrew Drury, un guérillero fan d’Ed Blackwell

Le batteur rend enfin hommage au musicien qui aura exercé sur lui la plus forte influence.


The Forest @ Enid Farber

Andrew Drury, musicien à la fibre sociale particulièrement développée, est sans aucun doute l’un des batteurs les plus sous-estimés de notre temps. Il fait partie du trio 1032K avec le tromboniste Frank Lacy et la contrebassiste Kevin Ray, dirige l’excellent quartet Content Provider et joue fréquemment dans les projets du violoniste Jason Kao Hwang.

Le batteur Andrew Drury est un enfant de la région de Seattle. Au milieu des années 90, un ami musicien, Matthew Sperry – le contrebassiste est décédé tragiquement en 2003 à l’âge de 34 ans suite à un accident de vélo – lui recommande d’écouter Jim Black qu’il vient d’entendre avec Human Feel à Vancouver. « Cela a été un tournant, se souvient Drury. J’en suis tombé le cul par terre. Black, Chris Speed et Andrew D’Angelo étaient trois gars de Seattle qui étaient de mon âge. Et ils faisaient exactement ce que j’aurais dû faire à l’époque. Je me suis rendu compte que je me trouvais au mauvais endroit. » En 1998, il s’installe définitivement à Brooklyn.

Au fil du temps, Drury lance diverses initiatives solidaires et musicales, notamment en accueillant chez lui des musiciens de passage – le saxophoniste Michel Doneda fait partie de ceux et celles qui ont bénéficié de son hospitalité. En 2015, il fonde Continuum, une association qui lui permet de regrouper sous un même toit ses multiples centres d’intérêt dans le but de créer une synergie. Le milieu associatif et l’aide sociale lui ont toujours tenu à cœur. Frais émoulu de l’université, il s’investit déjà en faveur de personnes défavorisées, handicapées ou emprisonnées. Ainsi, il se retrouve à organiser des « ateliers » hebdomadaires pour les pensionnaires du Cheshire Correctional Institution, une prison de haute sécurité. Le racisme ambiant l’oblige à alterner les groupes de détenus. Il joue du hip-hop avec les noirs, des rythmes latins avec les hispaniques et du rock avec les blancs. « Je n’ai jamais eu un groupe d’élèves aussi enthousiastes, dit Drury. Pour eux, il s’agissait de trois heures de liberté, car la musique est capable de vous transporter dans l’espace et le temps. »

Aguilar, Drury, Bowden, Wimberley et Mok - Avec l’aimable autorisation d’Andrew Drury

Continuum lui permet de poursuivre ce type d’intervention par le biais du programme Fly ! qui est une extension de son travail en prison et dans des quartiers difficiles ou cités. Des programmes de percussions voient le jour par le biais de collaborations avec des communautés vulnérables ou historiquement marginalisées aux quatre coins des États-Unis. Soup & Song, dont l’idée lui est venue en 2009, consiste à organiser des concerts à domicile pour lesquels il met ses talents de cuisinier à profit en préparant une soupe qui est dégustée par les musiciens et les spectateurs. Récemment, grâce à des financements de la ville de New York, il tente d’exporter le concept. Lincoln Center de New York lui a déjà ouvert ses portes et il prévoit d’investir Vancouver et ses environs en 2025.

D’autres activités incluent une unité de production (Different Track) qui sort des enregistrements et des ouvrages ; un projet d’histoire orale en compagnie de l’historien Cisco Bradley qui a notamment interviewé Fran Blackwell, la veuve du batteur ; ou des bourses telles que celle dont a bénéficié la saxophoniste Lee Odom pour un projet au Kenya impliquant des musiciens locaux en octobre 2023. « Nous essayons de ne pas vendre notre âme au diable, nous sommes un peu une guérilla qui opère en périphérie du complexe jazzo-industriel », déclare le batteur.

Wimberley, Aguilar, Drury, Bowden, Mok et Parran - Avec l’aimable autorisation d’Andrew Drury

La pandémie de covid-19 lui permet d’ajouter une corde à son arc. Andrew Drury dispose alors du temps nécessaire pour se focaliser sur The Forest, un ensemble de percussions au répertoire inspiré par la musique du légendaire Ed Blackwell. Le premier album, (D)Ruminations, sort en juin. Ce groupe est le fruit d’une longue gestation et de sa fascination pour le jeu de Blackwell. Il a environ 15 ans lorsqu’il entend à la radio un morceau qui le saisit. « J’aime comparer cela à ce qu’on ressent lorsqu’on goûte du chocolat pour la première fois, explique Drury. Son jeu était très mélodique et lyrique et on aurait dit qu’il y avait deux ou trois batteurs. » Malheureusement, l’animateur radio n’annonce pas le titre du morceau. Le destin veut qu’un an plus tard, celui-ci repasse sur la même radio. Cette fois-ci, le mystère est levé : il s’agit de « Togo » par Old and New Dreams de l’album éponyme, sorti chez ECM. Ne parvenant pas à le trouver, il se rabat sur les disques de Don Cherry « Mu » first part et « Mu » second part, des duos enregistrés en 1969 avec Blackwell.

Il est encore au lycée lorsqu’il lit un article consacré à Ed Blackwell dans le magazine Modern Drummer. Il apprend que son idole enseigne à Wesleyan University. Drury n’a alors qu’un but : être admis dans cet établissement. Dès son arrivée à Middletown dans le Connecticut, il a l’audace de se rendre au domicile de Blackwell pour se présenter, même s’il n’en mène pas large. Ce sera le début d’un mentorat qui durera jusqu’à la disparition de Blackwell en 1992.

Aguilar, Bowden et Smith - Avec l’aimable autorisation d’Andrew Drury

Lorsqu’Andrew Drury constitue son groupe, il prend le risque d’inviter des musiciens avec lesquels il n’a jamais collaboré (Gustavo Aguilar, Leah Bowden, Lesley Mok et Michael Wimberley) et, qui plus est, qui n’avaient jamais joué ensemble. Une bourse de Jazz Road Creative Residencies lui permet d’envisager de roder son projet en organisant une tournée sur la côte ouest et des activités sur la côte est. Les différents concerts vont l’aider à affiner son concept et à y apporter des modifications. « Durant la tournée, à la dernière minute, j’ai invité le clarinettiste James Falzone à Seattle ou le multianchiste Vinny Golia à Los Angeles à nous rejoindre sur scène, dit Drury. De retour à New York, nous nous sommes demandé si on ne pourrait pas demander à JD Parran de jouer en quelque sorte le rôle de Don Cherry. » Il convie également Warren Smith, qu’il considère comme le parrain de la percussion et qui faisait partie du groupe M’Boom en qui il voit le précurseur de sa propre formation. « En outre, pour ne rien gâcher, Warren possède un marimba de concert, un vibraphone, des timbales, des gongs, des carillons et tout le tintouin », précise Drury.

(D)Ruminations est une suite en quatre parties qui s’inspire des improvisations d’Ed Blackwell sur les deux albums « Mu ». « Sun of East », « The Mysticism of My Sound », « Bamboo Nights », « Amejelo » et « Brilliant Action » servent de fondations aux compositions du batteur. « Je voulais utiliser les inventions polyrythmiques de Blackwell, très mélodiques et très riches, pour écrire ces pièces », explique Drury. Ce travail lui permet d’explorer les mélodies, motifs et autres éléments produits par Blackwell ainsi que les souvenirs qu’il a de son mentor. Enfin, le disque conclut avec une composition de Warren Smith, « Elements of a Storm », que M’Boom a enregistrée à deux reprises. À l’approche de ses soixante ans, on ne peut que se réjouir de voir Andrew Drury concrétiser son rêve de rendre un bel hommage à un musicien qui l’aura singulièrement marqué.