Entretien

Ches Smith échauffe les esprits

Le batteur américain approfondit la relation entre la musique haïtienne et le jazz contemporain.

Ches Smith @ Mimi Chakarova

Devenu un des batteurs les plus demandés, Ches Smith a fait ses preuves au sein de formations éclectiques telles que le groupe post-punk Xiu Xiu ou la formation inclassable du guitariste Marc Ribot, Ceramic Dog, ainsi qu’auprès du compositeur Lou Harrison. Plus récemment, il a démontré ses qualités de leader à la tête du groupe These Arches ou de son trio avec Craig Taborn et Mat Maneri. Son dernier enregistrement Path of Seven Colors (Pyroclastic) présente son projet le plus singulier, We All Break – un mariage à première vue contre nature et, dans tous les cas de figure, original. Ainsi les compositions de Smith se mêlent aux textes et mélodies du percussionniste/chanteur Daniel Brevil ainsi qu’à des chants traditionnels. Cette nouvelle livraison se présente sous la forme d’un coffret qui inclut la réédition du premier album (une autoproduction de 2015) ainsi que des livrets abondamment illustrés de photos de Mimi Chakarova qui a également réalisé un film qui relate le processus créatif de l’entreprise.

Ches Smith

- Il semblerait que de plus en plus de batteurs soient aussi compositeurs. Partagez-vous ce sentiment ?

Je pense qu’avec l’influence de l’Association for the Advancement of Creative Musicians, l’accent est davantage mis sur la musique originale. Bien sûr, il y a toujours eu des batteurs qui ont écrit de la musique : Max Roach, Chico Hamilton ou Tony Williams me viennent à l’esprit. Pour moi, quel que soit l’instrument, composer est quelque chose de logique. C’est vrai qu’à New York tous les batteurs que je connais écrivent de la musique. Dans mon cas, j’ai toujours été entouré de gens qui m’ont encouragé à composer ma propre musique. En outre, on ne peut pas ignorer qu’il reste des gens qui sont encore surpris de voir des batteurs qui écrivent de la musique.

- Quand avez-vous été initialement exposé à la musique haïtienne ?

C’était en 2000 ou 2001. J’étudiais à Mills College [dans la ville d’Oakland] en Californie. Pour obtenir une bourse, je devais faire certains boulots et l’un d’eux consistait à accompagner des danseurs. J’ai ainsi travaillé dans une école spécialisée dans la danse haïtienne. J’ai essayé de me renseigner sur cette musique à l’avance, mais ce n’était pas facile – YouTube n’existait pas à l’époque. J’ai alors posé des questions au professeur qui m’a dit de juste donner le tempo sur des congas en 4/4 ou 6/8 selon les cas. J’ai aussi rencontré des percussionnistes qui vivaient dans la baie de San Francisco. Plus tard, à New York, j’ai recherché des musiciens auprès desquels je pouvais me perfectionner.

Dans le jazz on joue rarement pour des danseurs


- Qu’est-ce qui vous a séduit dans la musique haïtienne ?

Les sonorités, les grooves et la manière dont les percussions sont intégrées à la musique – sans oublier la relation avec la danse. Les pas de danse sont calqués sur les rythmes. Dans le jazz, et dans mon cas en particulier, on joue rarement pour des danseurs. La polyrythmie et la manière dont elle est utilisée dans la musique haïtienne est un aspect fascinant. Bien sûr, j’ai commencé à m’intéresser à cette question en écoutant Tony Williams, Elvin Jones et même Art Blakey. J’ai étudié en outre avec Peter Magadini sur la côte ouest qui en a fait sa spécialité.

- Pourquoi avoir quitté la région de San Francisco pour New York ?

J’ai toujours été fasciné par New York. J’étais en tournée avec le groupe Mr. Bungle et après notre concert à New York je suis allé au Village Vanguard – cela devait être Mark Turner avec Nasheet Waits à la batterie. J’aimais l’agitation dans les rues même si cela pouvait sembler dingue comparé à la région de San Francisco. En 2004, j’ai rencontré le bassiste Shahzad Ismaily qui était de passage à San Francisco avec le groupe Secret Chiefs 3. Il m’a dit que Marc Ribot recherchait un batteur pour Ceramic Dog et que je pourrais faire l’affaire. À l’époque, Trevor Dunn m’avait également demandé de rejoindre son trio avec Mary Halvorson. J’ai décidé de me rendre à New York pour passer une audition pour le groupe de Ribot. Durant mon séjour, j’ai discuté entre autres avec Curtis Hasselbring et Matt Moran – des musiciens qui voulaient jouer avec moi. Je commençais aussi à faire davantage de tournées avec des groupes tels que Xiu Xiu. En conséquence, je passais de moins en moins de temps sur la côte ouest et il m’est apparu que la décision la plus rationnelle était de m’établir à New York.

Ches Smith @ Laurent Orseau

- Quels sont les musiciens jouant de la musique haïtienne que vous avez trouvés à New York ?

J’ai étudié plusieurs années avec le joueur de conga John Amira dont la femme est haïtienne et c’est avec lui que j’ai pris part à mes premières cérémonies vaudoues. J’ai ensuite rencontré Frisner Augustin, puis Daniel Brevil qui est dans mon groupe We All Break. À l’époque, Daniel était le directeur musical de la troupe de danse Rara Tou Limen. C’est lui qui m’a également présenté à Markus Schwartz, un autre membre de ma formation.

- Quelle est la fréquence de ces cérémonies vaudoues à New York ?

C’est variable. Et je ne suis pas au courant de tout ce qui se passe. Durant l’été, je peux participer à deux cérémonies par semaine. J’ai commencé à faire les cérémonies d’initiation qui ont lieu durant la journée un jour de semaine. Généralement, on m’engage pour celles qui ont lieu le vendredi ou le samedi soir. Elles commencent à 22 heures pour se terminer à 6 heures du matin. Certaines sont organisées en fonction du calendrier des esprits. Août, octobre, novembre et décembre juste avant Noël sont des périodes actives. Moi, je suis là en soutien. Il y a tant à apprendre. Les leaders doivent connaître des centaines de chants. La communauté haïtienne est suffisamment importante à New York pour que ces cérémonies soient assez fréquentes.

- N’étant pas haïtien, a-t-il été facile de vous faire accepter ?

Tant que je joue bien, il n’y a pas de souci [rires]. Je fais attention à ne pas marcher sur les plates-bandes de quiconque. Pour moi, mon rôle est d’occuper une fonction qui est nécessaire à chaque cérémonie. Si on m’appelle, je leur recommande toujours de contacter d’abord d’autres percussionnistes. Si je suis toujours le bienvenu, je reste un outsider. Toutefois, le besoin est tel que je finis par être recruté. L’important est d’être respectueux et de bien se préparer.

je suis un sceptique et j’approche toute idéologie avec précaution


- Quelle est votre relation avec la culture vaudoue ? Partagez-vous ces croyances ?

Je ne suis pas un pratiquant, mais je suis en apprentissage constant. Ce sont mes amis et vaudou est leur religion. Lorsque j’ai observé ma première cérémonie en tant que percussionniste, j’ai vu des gens être possédés et cela m’a frappé comme étant authentique alors que je me considère comme étant agnostique. Quand j’étais gosse, j’allais à l’église de temps en temps. Cela a probablement insufflé en moi une croyance spirituelle – très pragmatique je dois dire [rires]. En fait, je suis un sceptique et j’approche toute idéologie avec précaution. Mais dans ma tête, je me dis que ce n’est pas du chiqué et que les tambours doivent apporter leur contribution. Ces dix ou douze dernières années, j’ai fait beaucoup d’efforts pour en savoir plus ; qui sont ces esprits, qu’est-ce qu’ils veulent, comment tout cela s’imbrique-t-il ? Je suis encore un élève.

Ches Smith @ Laurent Orseau

- Avez-vous été témoin de sacrifices animaux ou s’agit-il de balivernes ?

Non, cela se produit vraiment. Cependant, je ne crois pas l’avoir observé à New York, mais je l’ai vu en Haïti. Il existe des raisons pour ces sacrifices et je préfère ne pas m’étendre là-dessus. Ils ont une signification religieuse, mais dans les zones rurales, cela n’est pas différent de la préparation d’un repas. Au lieu de nourrir des êtres humains, on nourrit des esprits. Je suis végétarien et je dois avouer que cela ne me dérange pas. Il est vrai également qu’aujourd’hui on en fait un peu trop à ce sujet dans un but de sensationnalisme.

- En quoi les cérémonies à New York sont-elles différentes de celles en Haïti ?

En Haïti, il s’agit davantage de pèlerinages qui durent une ou deux semaines. Celles auxquelles j’ai assisté étaient en relation avec des lignées spirituelles tandis qu’à New York elles s’inspirent de la tradition de Port-au-Prince et ne durent qu’une nuit.

- Le projet We All Break se réfère au concept de « kase » dans la musique haïtienne. Pouvez-nous nous dire de quoi il s’agit ?

Cela revient à ce que je disais sur la polyrythmie. C’est un groupe de différents motifs initiés par le tambour principal sur le même tempo sur lequel les gens dansent. Cela souligne une nouvelle relation polyrythmique. Le but est de désorienter les pratiquants de la religion afin que les esprits puissent s’immiscer dans leur conscient. Pour faciliter ce phénomène, le tambour principal introduit ses nouveaux motifs de manière agressive. Ce qui m’a vraiment intéressé est de voir que la polyrythmie joue un rôle précis et n’est pas juste une question de virtuosité.

- Le premier enregistrement du groupe date de 2015. Il semble que cela ait pris du temps pour que vous donniez forme à votre intérêt pour la musique haïtienne ?

Il y a plusieurs raisons. Tout d’abord, je pense que je n’avais pas suffisamment de connaissances. Deuxièmement, il y a eu la rencontre avec Daniel Brevil. J’étudiais avec lui et avec Markus. Je ne pensais pas en savoir assez pour pouvoir venir ajouter ma propre musique. Et puis, l’obtention d’une bourse que Bimhuis m’a octroyée a précipité les choses et rendu le projet possible. Mon idée était que Daniel et Markus jouent de manière traditionnelle et n’auraient pas à apprendre mes compositions. De notre côté, ce serait à mon pianiste, Matt Mitchell, et à moi de nous débrouiller, et notamment à Matt de comprendre comment les tambours fonctionnent.

- Pourquoi avez-vous décidé d’autoproduire ce premier album ?

Au moment où tout était prêt, j’avais un album en trio sur un label [The Bell pour ECM] qui faisait beaucoup d’efforts pour le promouvoir. J’ai commencé par attendre et le temps commençait à passer. Lorsque Bandcamp a organisé une campagne visant à soutenir des associations, j’ai décidé de sortir le disque et de verser la recette à une association d’aide à Haïti sachant que la bourse avait déjà financé le projet. En 2021, c’est le producteur qui a eu l’idée de le sortir sur CD en compagnon du nouvel enregistrement pour raconter toute l’histoire du projet.

Daniel Brevil @ Mimi Chakarova

- Que cherchiez-vous à faire musicalement avec ce nouvel album ?

Bon, il faut commencer par dire qu’il y avait ce que je voulais faire, et il y avait ce que Daniel voulait faire [rires]. Lorsque j’écris de la musique mon approche est polyphonique. Par conséquent, je voulais ajouter des instruments, jouer sur les harmonies. D’autre part, Matt était l’homme à tout faire sur le premier enregistrement. Il jouait les lignes de basse, les mélodies, etc. Je voulais le soulager en recrutant un contrebassiste. Enfin, il y a eu les circonstances dans lesquelles j’ai rencontré [le contrebassiste] Nick Dunston et [le saxophoniste alto] Miguel Zenón et comment ils pouvaient s’intégrer au projet. Je ne connaissais pas Miguel. Nous nous sommes rencontrés parce que la contrebassiste Linda May Han Oh nous avait engagés pour un concert. Miguel m’a approché et posé des questions sur les tambours haïtiens et je l’ai invité chez moi un après-midi pour lui faire une démonstration.
Originaire de Porto-Rico, il s’intéressait déjà aux sources de la musique de chez lui, ainsi qu’à la musique cubaine et à celle de la Nouvelle-Orléans qui ont toutes des points communs. Je me suis dit que ce serait une bonne idée de voir comment Miguel pourrait jouer avec Daniel et Fanfan [Jean-Guy Rene] qui sont de formidables percussionnistes. Quant à Nick, je l’ai rencontré lorsqu’il était encore étudiant. Il m’avait interviewé dans le cadre d’un cours et m’avait posé des questions sur We All Break. Je me suis dit qu’il pourrait avoir envie de rejoindre notre groupe. Et tous deux ont dû beaucoup bosser pour notamment comprendre ce qu’est un « kase » et le reconnaître à l’oreille.

- Comment êtes-vous parvenu à ne pas simplement juxtaposer vos compositions et les morceaux proposés par Daniel Brevil ?

Pour revenir à votre question sur ce que nous voulions faire avec ce nouvel album, Daniel voulait voir l’ensemble du groupe être au service des chansons. Daniel est arrivé avec plusieurs morceaux, dont certains étaient de sa plume. Comme beaucoup de chansons haïtiennes, elles reposent sur le principe d’appel et réponse. D’autres chansons provenaient de son village. De mon côté, les parties instrumentales étaient prêtes. Il ne s’agissait plus que de les agencer. Fallait-il les mettre au début, à la fin ou au milieu ? La plus grosse difficulté était de trouver un équilibre entre les chants et mes compositions et je n’avais aucun modèle sur lequel m’appuyer et dont je pouvais m’inspirer.

pendant un an et demi, j’étais tous les jours à la maison à faire la cuisine et le ménage


- Avez-vous déjà des idées pour le prochain disque ?

Il faut attendre les concerts que nous avons dû reporter ces dix-huit derniers mois pour voir comment la musique évoluera et changera.

We All Break @ Mimi Chakarova

- Pouvez-vous nous parler de votre relation avec le label de la pianiste Kris Davis, Pyroclastic ?

Je connais Kris depuis longtemps et j’aime beaucoup les disques qu’elle sort. Et le producteur, David Breskin, travaille avec ce label. Lorsque je lui ai proposé ce projet, Kris était intéressée et même enthousiaste. Pi Recordings était également sur les rangs mais leur planning ne me convenait pas. D’autre part, on voulait faire ce coffret avec l’enregistrement de 1995 et cela n’aurait pas été possible avec eux.

- Les récents événements en Haïti, l’assassinat du président, le tremblement de terre et la crise des migrants à la frontière avec le Mexique, font la manchette des journaux ? Comment réagissez-vous à ces tragédies ?

C’est stressant. Je connais des gens qui sont affectés par chacun des événements que vous avez mentionnés. Je ne peux pas prétendre savoir ce qu’il se passe au niveau politique. Mais dès 2019, on m’avait déconseillé de voyager là-bas. Sur l’album, le premier morceau, que Daniel a écrit, touche à la situation politique en Haïti et aux manifestations qui ont précédé l’assassinat du président. Les conditions font que les gens cherchent à fuir le pays et les États-Unis sont une destination prisée, ce qui a débouché sur les choses affreuses qui se sont passées à la frontière et qui sont écœurantes. À part donner de l’argent à des associations, je ne vois pas trop quoi faire.

- Vous partez bientôt en tournée avec Ceramic Dog.

Depuis juillet, j’ai déjà eu la chance de me rendre quatre fois en Europe. Nous avons en effet quelques dates avec Ceramic Dog aux États-Unis avant d’aller en Europe en novembre-décembre. J’ai également une tournée prévue avec Tim Berne. Mon agenda est bien rempli jusqu’en février. Cela va être dur pour ma famille qui a perdu l’habitude. J’espère qu’ils vont me pardonner. Je vais essayer de leur rappeler que pendant un an et demi, j’étais tous les jours à la maison à faire la cuisine et le ménage.